Changer la donne : une série où l’humain s’empare de son quotidien
A la chance de ses rencontres, Eva Kristina Mindszenti nous propose les interviews d’individus qui, sans vacarme ni tumulte, ont décidé de donner corps à leurs idéaux. Qu’ils agissent dans la culture, la santé ou qu’ils œuvrent pour la dignité animale, ils racontent pourquoi, et comment, ils ont un jour décidé de changer la donne.
Première rencontre : Cédric Berthelin, artiste plasticien, nous raconte son accompagnement par l’art des personnes touchées par la maladie d’Alzheimer.

Autoportrait de Cédric Berthelin – Série Symphonie Photographie 2018
Vous êtes un artiste plasticien impliqué dans la médiation culturelle. Comment s’est créé, pour vous, le lien entre ces deux disciplines ?
J’ai toujours été fasciné par l’image fixe, notamment des créations visuelles telle que la pochette de Mark Ryden pour l’album Dangerous, de Michael Jackson, qui est certainement la première image à m’avoir marqué. J’avais neuf ans. Après le lycée, j’ai intégré une classe préparatoire à l’entrée des Écoles d’art à Belfort avant d’être accepté aux Beaux-arts de Caen, où j’ai été diplômé d’un DNAT en Design graphique puis d’un DNSEP en Communication Visuelle. Ma discipline première est le collage, car j’aime associer des éléments hétéroclites, mais je travaille également la photographie, le montage numérique et j’explore l’estampe.
Quand un métier est aussi une passion, il y a l’envie de transmettre et de donner aux autres. De plus, la réalité pécuniaire des artistes fait que nous devons trouver une source de subsistance à travers des rencontres ou des ateliers menés auprès de différents publics, dans le cadre d’une résidence par exemple. Ce qui permet de développer son travail d’un côté et d’avoir une source de revenus plus régulière de l’autre.
En 2017, la Maison des arts Solange-Baudoux recherchait un artiste plasticien pour renforcer l’équipe de médiation sur une exposition. Animant déjà des ateliers artistiques, j’ai sauté le pas vers la médiation culturelle. À la fin de l’année suivante, au gré du départ du médiateur en place dans un autre département, j’ai pris la relève. C’est un luxe de pouvoir associer les deux : création et transmission.
En quoi ces deux pratiques interagissent-elles ?
La médiation et l’animation d’ateliers par un plasticien participent à la volonté de faire découvrir le travail derrière ce qui est présenté. Aussi bien le travail intellectuel, la démarche, que celui de la main à travers le processus de création, des recherches à l’aboutissement d’une pièce.
Il y a également l’envie de partager un langage, mais avant tout de travailler le regard. C’est ainsi que l’on peut combattre l’idée fausse que l’art ne s’adresserait qu’à une élite.
Mais je pense que la question première est de l’ordre de la transmission. Le plasticien donne sa vision et la médiation sert à transmettre une clé, ou des pistes, de compréhension, tout en laissant le visiteur suffisamment libre d’interpréter et de s’exprimer. D’où le passage à la pratique artistique, qui permet à la fois d’appréhender une approche technique et de développer une expression créative personnelle.
On sent que la médiation culturelle est pour vous aussi importante que votre métier d’artiste. Pourquoi avoir choisi de travailler avec une population touchée par Alzheimer ?
Au départ, durant l’été 2021, j’ai rencontré plusieurs groupes de deux EHPAD, Azémia et La Filandière, dans le cadre de la médiation. Le psychologue Frédéric Garcia-Suarez et les équipes allaient accueillir en résidence le photographe Romain Leblanc. Avant son arrivée, les équipes ont profité d’une exposition des œuvres de Seylvie Pelsen, sur laquelle je travaillais, pour permettre aux résidents d’avoir une approche dans le domaine de la photographie.
Le contact s’est très bien passé, aussi bien avec les résidents qu’avec les animateurs. Ces derniers sont réellement impliqués dans le domaine culturel depuis un certain temps, et convaincus des bienfaits de l’art.
L’année suivante, après avoir assisté à une conférence d’Hervé Platel, Frédéric Garcia-Suarez m’a proposé de faire une pré-visite, destiné aux personnes atteintes d’Alzheimer, mais pas seulement.
Pour ce projet, qui s’est pérennisé, je vois un groupe, dans les EHPAD et à l’Accueil de jour, sept à dix jours avant leur visite de l’exposition. Lors de cette rencontre, je leur présente une sélection de photographies et nous décortiquons des pièces. Le jour de la visite, on peut voir ce qui les a marqué ou pas. Il s’agit de travailler l’effet de familiarité et la mémoire implicite.
L’envie de passer à la pratique artistique a été une évidence pour nous.
Le premier projet d’ateliers s’est déroulé sur cinq séances dans les trois lieux : Accueil de jour, Azémia et La Filandière, au printemps 2024. Pour la première séance, j’ai proposé la création d’un cadavre exquis en collage. Cela permet de montrer que l’on peut se laisser aller et que la représentation ne doit pas nécessairement être fidèle à la réalité. Ensuite, dans chacun des lieux, nous avons exploré une technique différente : collage, gravure et superposition.
Les participants ont majoritairement été conquis. Certains ont pu découvrir une technique et tous ont pris plaisir à travailler et à pousser leur créativité. C’est beau de voir les rires causés par la surprise d’un collage loufoque, ou de voir le sentiment de satisfaction qu’éprouve une personne lors d’un premier tirage en gravure.
Tout n’est pas tout le temps rose, il faut parfois trouver un plan B, ou s’adapter au trouble spécifique d’une personne, mais en donnant un espace et en prenant le temps d’accompagner, la création se fraie un chemin.
Vous avez conçu et défendu un projet afin que les œuvres de vos apprenants puissent être exposées, ce qui a finalement eu lieu en mars 2025 à la Mairie d’Evreux. Pourquoi était-ce important pour vous de permettre à ces personnes d’exposer leur travail ?
Concernant le projet d’ateliers de pratiques artistiques, il a été initié par Frédéric Garcia-Suarez et les équipes d’animateurs des deux EHPAD, qui ont pu trouver un financement par la Commission des financeurs (anciennement la Conférence des Financeurs).
C’est ainsi que j’ai pu proposer le projet intitulé Lux, lumière en latin, qui a fait l’objet de vingt séances par structure. J’ai donné deux thèmes universels, qui sont la couleur et la végétation. Ça permet d’encadrer tout en laissant le plus de liberté possible pour la création.
Dès le départ, le rendu du projet devait passer par une exposition dans un lieu visible par le plus grand nombre. Ce fut le cas grâce à la Mairie d’Evreux, qui a permis à l’exposition de voir le jour durant une semaine dans le hall de l’Hôtel de ville.
C’est très important, pour que les résidents puissent se rendre compte de ce qu’ils ont fait, que les pièces sont à la hauteur de leur implication dans le projet, mais aussi pour les soignants, les familles, et tout simplement les passants.
Cette visibilité valorise le travail accompli et favorise l’estime de soi. Les résidents sont encore actifs, prennent des décisions et le prouvent.
Cela montre également une autre facette des EHPAD, car il y a des lieux où de nombreuses activités sont proposées, où le personnel est réellement impliqué dans divers domaines pour le bien-être des résidents. En parallèle, d’autres établissements peuvent découvrir qu’il est tout à fait possible de faire intervenir des plasticiens en résidence artistique.
On sait que la pratique de l’art participe à la gestion des maladies neurodégénératives. Quelles sont, d’après votre expérience propre, les apports de cette pratique ?
J’ai de beaux exemples. Le premier concerne Monsieur G. qui, à l’Accueil de jour, était en retrait du groupe. Lors d’une prévisite, il s’est montré très attentif. Le jour de la visite officielle, il s’est beaucoup exprimé, et s’est même levé pour montrer des détails et toucher une sculpture. Ce n’est qu’après quelques mois que l’équipe m’a appris tout le bien que ces deux moments lui avait procuré, et ce, sur le long terme. Dès lors, il a été plus intégré au groupe, et sa famille l’a remarqué. Ce moment de recherche et de découverte des œuvres lui a donc redonné l’envie de s’exprimer.
Il y a Colette, qui s’est mise au dessin, à qui je donne des images à reproduire de temps en temps. Depuis les ateliers, elle reçoit même des demandes du personnel.
Et j’ai pu constater que le fait d’aller dans une galerie ne pose plus de difficultés. Il faut certes les préparer mentalement à sortir, mais une fois arrivées, les personnes, pour qui aller dans un lieu d’art n’était en rien une évidence, se sentent en terrain familier. Elles me connaissent ainsi que le lieu, il n’y a plus qu’à échanger sur les œuvres. Pour la plupart, on se voit depuis trois ans. C’est dans la durée qu’il est possible de faire ce rapprochement, aussi bien entre les individus qu’avec le lieu. Au final, visiter une exposition, c’est apprendre plein de choses et mieux comprendre la diversité dans l’art.

Tampon – Mme Chatenet
Quels sont vos souhaits, personnels ou professionnels ?
Que cela continue. J’ai un projet éditorial, toujours avec un public en EHPAD, sur les Quatre Saisons, qui me tient à cœur : des ateliers de pratiques artistiques et d’écriture qui auraient comme finalité une édition, mais cela a un coût. Il faut donc trouver un financement pour que ce projet puisse prendre forme dans les meilleurs conditions qui soient, et aboutir au plus près de ce que j’attends.