Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Avant d’être un historien mondialement reconnu (spécialiste de l’Espagne moderne et contemporaine ainsi que de l’Amérique latine), Bartolomé Bennassar (1929-2018), Toulousain d’adoption puisque le Nîmois exerça longtemps comme professeur à l’université du Mirail qu’il présida de 1978 à 1980, fut un romancier publié par Bernard de Fallois aux éditions Julliard : Le Baptême du mort (1962), Le Coup de Midi (1964) et Une fille en janvier (1968). Le premier fut adapté au cinéma en 1970 par Edouard Luntz sous le titre Le Dernier Saut (dialogues d’Antoine Blondin). Il faudra cependant attendre 1995 pour que l’historien revienne à ses premières amours avec Les Tribulations de Mustafa de Six-Fours en 1995 suivi en 2002 par Toutes les Colombies.

Bartolomé Bennassar
Loin des conquérants, des destins hors du commun, des héros plus grands que la vie que Bartolomé Bennassar croisa tout au long de ses travaux d’historien, il met en scène dans Toutes les Colombies des anonymes de l’Histoire, de ces clandestins dont les manuels ne retiennent pas les noms, mais dont les romanciers font leur miel. Trois destinées vont se croiser dans la Colombie du début des années soixante. Fidel et le Che font alors souffler un vent d’utopie révolutionnaire sur le continent sud-américain et bien au-delà. On ne parle pas encore de « choc des civilisations », mais la confrontation nucléaire menace et un peu partout on prend les armes. Au nom de la démocratie, de la liberté, du communisme, de la révolution immense et rouge comme la Chine.
Des hommes se battent pour que les choses changent, d’autres pour qu’elles ne changent pas – ce qui revient un peu au même car seul le malheur change de peau. À sa manière, la Colombie – « un pays aux visions de paradis où l’enfer est à la portée de tous » – traverse les secousses de l’époque en y ajoutant ses propres guerres passées et présentes. Une Colombie comme un creuset d’humanité ou « un chaos gigantesque de beauté sublime et d’atroce, d’aristocrates et de misérables, de machines souveraines et de houes, d’émeraudes et de merde, un pot-pourri de Blancs, d’Indiens, de Nègres, de Mulâtres, Zambos, Métis, Cubains, Levantins, Chinois peut-être ». C’est donc sur cette terre, qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique, où la foi et la révolution embrasent l’esprit des hommes et où la violence est devenue un mode de vie, que trois hommes vont partager une aventure initiatique.
Il y a Guadalupe, le jeune guérillero colombien ; José, un chirurgien espagnol qui à cinquante ans est venu retrouver auprès de révolutionnaires dont il ne partage pas les idées un souffle de liberté disparu dans le vieux continent ; Patrick, officier yankee d’origine irlandaise chargé d’ « Action psychologique » auprès du pouvoir légal. Autour de ces hommes aux destins liés, des personnages apparaissent ou disparaissent à l’image du chef du petit groupe de guérilleros, dictateur en herbe éliminé par Guadalupe, ou de Ramiro, curé mélangeant Marx à l’Ancien et au Nouveau Testament.
S’aimer pour survivre
Au fil des épisodes de ce roman physique et parfois métaphysique, Bartolomé Bennassar signe une épopée intimiste, un huis-clos en cinémascope doté d’une étonnante profondeur de champ. Évidemment, au-delà de ce pays et de ce continent que l’auteur connaît si bien, c’est une vision fine et puissante de notre condition humaine que Toutes les Colombies dessine. Avec maestria, le romancier se joue des clichés et des caricatures que portent, sans en être dupes, ses personnages. Il malaxe leurs fausses certitudes et prolonge leurs interrogations à la manière d’un Malraux qui aurait laissé tombé tambours et trompettes. Toutes les Colombies séduit aussi par sa part mystérieuse et ses songes poétiques. Un dialogue invisible s’établit entre les siècles et les pays, les vivants et les morts, ceux qui ont été et ceux qui vont venir. Le souvenir de Durruti, une toile de Cimabue à Assise, une vision de New York : un fil secret relie ces images jusqu’à une Colombie aux allures d’Apocalypse.
Une Apocalypse que l’on entrevoit dans les dernières pages à travers un hallucinant « musée des armes », kaléidoscope des ténèbres humaines de tous les temps, niché dans un coin de paradis terrestre et tenu par un vieillard. Dans cette scène en forme de cauchemar éveillé, l’Histoire des hommes apparaît comme une litanie de crimes et de châtiments se perpétuant au fil des progrès imaginés pour mettre en œuvre leur propre destruction. « C’est triste à pleurer, cet affreux brouillon qu’est l’histoire des hommes », songe à un moment un personnage. Pourtant, au milieu des horreurs et des cadavres, malgré l’extermination des êtres déclinée selon tous les modes conçus par la science et la raison, palpite encore dans le cœur et le corps des humains cette étrange obstination : « l’acharnement émouvant qu’ils mettent à s’aimer pour survivre. »
Toutes les Colombies • éditions de Fallois