C’est pour le mercredi 28 mai 2025 toujours à la Halle à 20h que le cycle Grands Interprètes de Toulouse finit en beauté une superbe saison. Il réunit en effet sous la direction de Tugan Sokhiev, les musiciens de l’orchestre mythique, le Staatskapelle Dresden et l’archet du violoncelle de Sol Gabetta. Elle joue le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre, op. 107 de Chostakovitch et pour suivre l’orchestre interprète la Symphonie n° 7 d’Anton Bruckner.

Tugan Sokhiev © Marc Brenner
Faut-il dresser quelques portraits, de la phalange allemande qui est l’une des plus anciennes au monde et des plus connues et admirées, le fameux Staatskapelle de Dresde ? de la carrière d’un chef à la renommée sans frontières comme Tugan Sokhiev qui porta si haut notre Orchestre du Capitole ? et enfin de Sol Gabetta et ses instruments prêtés, dus aux maîtres italiens (Venise) du XVIIIè si réputés ?
Nous allons plutôt nous pencher quelque peu sur les deux œuvres qui ne vont sans doute aucun, embraser la Halle pour ce concert clôturant la saison.

Sol Gabetta ©Julia Wesely
Enfouie sous contraintes et persécutions, vivant une succession d’honneurs, de disgrâces et d’éclipses, l’existence de Dimitri Chostakovitch aura été entièrement fidèle à la terre russe. Malgré la terreur psychologique institutionnalisée par le régime soviétique et son dictateur culturel, le sinistre Andreï Djanov, qui va régenter sa vie entière, le dernier Géant de l’écriture symphonique, l’orchestrateur virtuose, le formidable bâtisseur d’architectures disproportionnées laisse une œuvre considérable, universellement reconnue. Et dire qu’il connut la gloire dès ses dix-neuf ans avec sa Symphonie n°1. Il demeure bien là comme le plus proche héritier de l’art d’un Gustav Mahler.
Le compositeur a écrit deux concertos pour chacun des trois instruments privilégiés de cette forme musicale, le piano, le violon et le violoncelle. Ceux pour violon et violoncelle seront directement inspirés par les virtuoses les plus accomplis du XXe siècle, David Oïstrakh et donc Mstislav Rostropovitch. Deux à chaque fois, il paraît difficile de parler de simple coïncidence : cette symétrie formelle fait pendant aux conceptions divergentes de la musique concertante qui s’y expriment.
Ce principe s’applique tout particulièrement aux deux concertos pour violoncelle, composés à sept ans d’intervalle, durant l’été 1959 pour le premier. De durée comparable, ils se ressemblent également par l’importance accordée au soliste et par l’orchestration réduite. On note par exemple l’absence de trompettes et de trombones, mais un cor tout de même ici dans le n° 1. Cependant, leurs caractéristiques essentielles sont fondamentalement différentes.
Ce n°1 est d’une extrême difficulté pour le soliste et la Cadenza est qualifiée de…pyrotechnique !
Concerto pour violoncelle et orchestre n°1, en mi majeur, opus 107
Allegretto
Moderato
Cadenza
Allegro con moto
Les trois derniers mouvements sont enchaînés, faisant bloc. Durée totale : environ 26’.
Il fut créé à Léningrad le 4 octobre 1959 par un jeune prodige, né à Bakou, Mstislav Rostropovitch, dit Slava, son inspirateur, et dédicataire, ancien élève de la classe d’orchestration de Chostakovitch au Conservatoire de Moscou. Sous la direction de l’incontournable chef Evgueni Mravinski à la tête du Philharmonique de Léningrad.

Chostakovitch et Rostropovitch
Tandis que, le Concerto n°2 brillera de toute cette originalité dont Chostakovitch a fait preuve dans l’immense majorité de ses œuvres, le Concerto n°1 est écrit dans l’esprit virtuose et ludique du divertimento classique, sous un masque caricatural, satirique et grimaçant. Il se distingue aussi par ses redoutables difficultés techniques. Les très doués du solfège remarqueront la construction de la partition autour de la signature musicale de son nom, DSCH (ré, mi bémol, do, si), selon la dénomination anglo-saxonne des notes de la gamme, procédé qu’il réutilisera à nouveau plus tard.
Dès les premières mesures de l’Allegro, le soliste prend la main et la conservera tout au long du mouvement, qui n’est peut-être pas tout à fait « la marche humoristique » dont parlait le compositeur mais l’ostinato du violoncelle renforcé par un orchestre tourbillonnant a tout du bourdonnement irritant de guêpes, éveillant les répliques du seul cor. La berceuse nostalgique du Moderato évolue de la pudeur au pathétique pour s’effacer dans un dialogue violoncelle / célesta. Expression de réactions affectives ou ironiques, parfois proche du burlesque, profonde méditation, nostalgique et angoissée, la Cadenza, confiée au seul violoncelle, exploite toutes les possibilités expressives et techniques de l’instrument. Elle mène au Rondo, regroupant des éléments des précédents mouvements et finissant sur la marche initiale. C’est bien une des œuvres les plus brillantes du répertoire pour violoncelle et orchestre.
Le Concerto n°1 constitue la première œuvre de Chostakovitch enregistrée aux Etats-Unis en sa présence, et c’est en même temps le premier compositeur soviétique à avoir assisté à l’enregistrement d’un de ses propres ouvrages sur le sol américain, supervisant même son déroulement.

Staatskapelle Dresden
Disons quelques mots sur le “monument“ qui suit, même si, la Septième est toujours aujourd’hui la plus prisée des salles de concert, avec la Quatrième. Une place d’honneur qui s’explique par le parfait équilibre architectural de l’œuvre et la beauté de ses thèmes d’une étonnante richesse harmonique qui permettent aux interprètes d’en donner les lectures les plus contrastées et personnelles. Elle possède les quatre mouvements habituels mais les durées moyennes de chacun sont très inégales. Des durées qui peuvent aussi grandement varier en fonction de l’interprétation.
I – Allegro moderato
II – Adagio : Sehr feierlich und sehr langsam, « d’une très lente solennité »
III – Scherzo : Sehr schnell « très rapide » – Trio : Etwas langsamer « un peu plus lent »
IV – Finale : Bewegt, doch nicht zu schnell « mouvementé, mais pas trop rapide »
La durée totale peut varier entre 60 à 70 minutes. Le plus court, environ dix minutes est le Scherzo. Le premier Allegro, c’est parti pour 20. L’Adagio peut aller de 20 à 25 et le dernier, le Finale, de 12 à 15.
L’effectif orchestral est impressionnant avec tous les bois ou vents par deux, les quatre pupitres de cordes bien sûr mais très fournis, trombones et trompettes par trois mais surtout 4 ou 8 cors ou plutôt 4 cors et 4 tubas wagnériens (2 tubas ténors, 2 tubas basses) et un tuba contrebasse (le tuba normal), puis timbales, cymbales, triangle.
Problème un brin épineux, les symphonies de Bruckner ont subi beaucoup de corrections, et remaniements divers, mais la Septième a l’avantage de n’avoir subi que très peu de révisions, qui de plus, ne remettent pas en cause la structure globale de l’œuvre. C’est la seule pratiquement inchangée après son achèvement énoncé et sa création.

Anton Bruckner
Plongeons-nous un peu dans la période de la création. La première eut lieu le 30 décembre 1884 à Leipzig sous la baguette du très wagnérien chef d’orchestre Arthur Nikisch, et ce fut un triomphe, le plus grand succès d’un compositeur alors âgé de soixante ans. La Septième était dédiée à Louis II de Bavière, en hommage admiratif au souverain qui avait soutenu Richard Wagner, son Dieu musical. Anton Bruckner était encore sous le choc de la première de Parsifal, donnée à Bayreuth, en 1882. Quelques mois plus tard, il se recueillait sur la tombe du “roi Richard“, lui dédiant l’Adagio de sa nouvelle Symphonie…Toutefois, les liens entre les deux musiciens s’arrêtent ici : le mysticisme de Wagner n’a rien de comparable avec la spiritualité de Bruckner.
À l’écoute, vous remarquerez les phrases brucknériennes et leurs contours extrêmement sinueux, avec des méandres imprévus. L’orchestre apparaît en plans sonores, les groupes se succédant sans transition. Le pittoresque et l’anecdotique restent discrets et n’entravent en rien la facilité d’écoute de ces monumentales partitions. Le “paysan d’Ansfelden“ ignore le clinquant et le tapage. Son romantisme est bien là, mais s’il est si extériorisé chez Mendelssohn, il reste ici ô combien intériorisé. Un régal de musique symphonique.
Et vous saurez vous éloigner de ceux qui veulent à tout prix souiller la musique du bâtisseur de cathédrales sonores intemporelles parce que les nationaux-socialistes ont voulu en faire, bien malgré lui, c’est sûr, le chantre de leur règne millénaire. La musique du « Ménestrel de Dieu » est à l’opposé d’une vision du monde totalitaire, réductrice, avilissante. Elle est loin de toute violence, à mille lieues du culte de la puissance. Elle est profondément mélancolique, elle pleure le paradis perdu, elle cherche plutôt et arrive à évoquer comme nulle autre l’apaisement dans la nature, dans la nature maternelle. En ce sens-là, elle est profondément religieuse et nous fait entendre l’essentiel. Dans une actualité si perturbée et interrogative, c’est le moins qu’on puisse dire, la musique de Bruckner chante avec une force aux limites du soutenable la tristesse de l’homme moderne face à sa solitude dans un monde que Dieu s’apprête à quitter, et sa soif d’une rédemption désormais impossible. À réfléchir, c’est l’évidence.
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