Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Dans Monsieur Jadis, Antoine Blondin évoque ses amis morts, « de vieillesse ou de jeunesse, certains dans des draps de ferraille atrocement froissés, si tôt, si vite, comblés de telles promesses au regard du souvenir, qu’il me semble aujourd’hui survivre à des enfants. » Ces mots auraient pu figurer en exergue de Penthotal, le nouveau livre d’Eric Neuhoff, récit autour de l’accident de voiture au cours duquel l’un de ses meilleurs amis trouva la mort. C’était une nuit d’été, en 1978, sur la Costa Brava. La soirée en discothèque semblait prometteuse : « Nous ne sommes jamais arrivés au Rachdingue, Olivier et moi. J’avais la place du mort. C’est lui qui ne s’en est pas sorti. » Âgé de vingt-deux ans, le survivant subira ensuite douze mois d’hospitalisation. Chairs meurtries et magma chimique, une litanie d’opérations, dix-huit anesthésies générales, des nuits en « succession de rêves et de cauchemars ». Une infection complique la greffe. Résultat : un « corps griffonné de cicatrices comme une page pleine de ratures », « un champ de ruines ». L’amputation de la jambe sera évitée. Des béquilles serviront de palliatifs.
Que l’on se rassure, l’auteur des Hanches de Laetitia et de Costa Brava ne verse pas dans l’apitoiement. Neuhoff préfère se souvenir de sa jeunesse, « idiote, dissipée, inoubliable ». Le futur écrivain prépare un mémoire sur Drieu la Rochelle à la faculté de Lettres modernes de Censier. En compagnie de sa petite bande d’amis, la littérature et le cinéma se confondent avec la vie. Les femmes demeurent un continent inaccessible qu’ils pensent avoir plus de chance de rencontrer dans les nouvelles de Paul Morand ou les salles obscures. Des défis se posent : « Comment boire autant que Blondin et écrire aussi bien que lui ? » Il y a des nuits courtes et des petits matins bleus, des soirées en désordre, avant que l’insouciance ne « s’éloigne en boitant » et n’accouche d’un « vieil enfant disloqué ».
Lettre à un ami perdu
Penthotal aurait pu s’intituler Lettre à un ami perdu si Patrick Besson n’avait pas usé du titre. Neuhoff, qui crut longtemps avoir « toujours vingt-deux ans et des poussières étendu sur une départementale catalane des années soixante-dix », s’adresse à l’absent : « Au moins tu ne t’es pas abîmé. Il n’y a pas eu toutes ces déceptions, qu’on inflige ou qu’on reçoit. La déception te sera restée étrangère. Cela t’a évité de marcher dans les clous. Les compromis et les impostures n’ont pas eu le temps de t’effleurer. »
En lisant ce livre doucement déchirant, tout en élégance et pudeur, on songe encore à Antoine Blondin éclairant la genèse de son plus beau roman : « À un moment de ma vie où je ne pouvais échapper à cette contrainte par esprit – comme il y a des contraintes par corps – qu’exercent sur nous les amitiés et les amours disparues, mon cinquième livre Monsieur Jadis est né d’un vœu de fidélité à leur mémoire et de piété sans mélancolie. » Neuhoff chuchote à Olivier : « Tu es là, intact, protégé. Tu es toujours là, comme un rêve d’enfant. » Sa piété sans mélancolie va droit au cœur.