Des Offenses ordinaires retrace l’itinéraire de deux anti-héros, à demi-brisés, moralement et physiquement, qui résistent à l’injustice, au mépris, aux maltraitances que subissent les chômeurs de cinquante ans. Or non seulement le roman est prenant et émouvant de bout en bout, mais il réussit l’exploit d’être drôle et stimulant.
Kafka à Pôle Emploi
Frédéric Soubise est un chômeur de cinquante ans. Il affronte d’humiliants rendez-vous dans les locaux – que Bénédicte Fayet appelle les « bocaux » – de Pôle Emploi, que l’on n’avait pas encore habillé de l’antiphrase France Travail ; il passe devant des « conseillers » plus ou moins bienveillants, qui vivent dans la hantise d’un dossier mal ficelé, incomplet, que leur hiérarchie leur renverrait. Dans cet univers kafkaïen, Frédéric est trop vieux, et son cas prétendument trop compliqué.
Pourtant, ancien champion de javelot, il a de la ressource : d’abord, il sait pouvoir compter sur l’amitié de Catherine et de Jean ; celui-ci apparaît comme une sorte de « double » de Frédéric, un double qui aurait réussi, et qui éprouverait néanmoins une « espèce d’admiration dévoyée » pour son ami. Autre signe de vitalité, il passe un difficile concours de la fonction publique ; s’il est admis, il sait qu’un autre défi s’ouvrira devant lui : trouver un poste dans les trois ans à venir.
Macron contre les gens de peu
C’est cependant à Pôle Emploi que Frédéric rencontrera Delphine, une femme de son âge ; elle est étrange, tonique bien qu’infirme : la première fois que Frédéric la croise, elle menace de sa canne une employée bornée. Delphine porte en elle un secret très lourd : quand elle en fera l’aveu, dans une longue lettre à Frédéric, la relation entre ces deux déclassés prendra un autre tournant.
C’est peu de dire que l’on se reconnaît dans ces deux personnages, qui se mêleront bientôt aux Gilets Jaunes, puisque ce roman est aussi celui des violents débuts du macronisme. Ces « gens de peu », ces « sans-dents » qui « ne sont rien », on aime, malgré les tuiles ou les grenades de désencerclement qui leur tombent sur la tête, qu’ils ne cèdent pas, qu’ils ne se résignent pas, et Bénédicte Fayet, qui a le premier talent du romancier – ne pas prendre de haut ses personnages et leur donner toutes leurs chances –, sait nous les rendre proches : elle écrit à leur hauteur, fraternellement.
« La terre au loin »
Le javelot et la canne sont ici deux éléments essentiels : le premier comme métonymie de Frédéric, la seconde de Delphine ; et on verra dans une scène que la canne peut devenir un javelot, symbolisant le dépassement de soi par l’action, et l’énergie vitale. C’est pourquoi ce roman, tragique à bien des égards, n’est pas désespérant : malgré les humiliations que leur font subir des agents de la fonction publique, un Syndic, des maires, deux héritières véreuses, Frédéric et Delphine conservent le courage et la révolte, soutenus par l’amour, l’amitié et la nature – dont la beauté offre un plaisir simple, qui doit tout aux jardiniers, un métier « qui ne se délocalise pas, ou alors il faudrait envoyer la terre au loin ».
Des Offenses ordinaires • éditions Æthalidès