Dans cette salle Nougaro, dont j’aime toujours autant le bleu, qui affiche complet une fois de plus, je me souviens de concerts d’anthologie de Django Edwards et ses Friends Roadshows à Robert Finley en passant par Peter Hammill, d’Idir et Lluis Llach à Gianmaria Testa en passant par Yann-Fañch Kemener, et j’ai une pensée émue pour l’ami Gil Pressnitzer, créateur de ce beau lieu culturel il y a plus de 40 ans, dont je me plais à imaginer la petite âme à l’écoute dans le grill des lumières.
Je suis heureux d’être encore là à 75 ans passés pour écouter un concert de plus qui s’annonce sous les meilleurs auspices.
Ce soir, c’est à un duo piano-voix avec Frank Le Masle et Kaz Hawkins (1) que nous sommes conviés par Odyssud (2) et la Salle Nougaro (3).
Devant moi une dame anglaise à l’accent français à couper au couteau qui doit avoir déjà vue la chanteuse en concert, dit à son compagnon en l’enlaçant tendrement: « Darling, tu vas voir, elle est absolument pétulante. »
En attendant le début du concert, je pense à Belfast d’où cette chanteuse est native, je me souviens du film du même nom de Kenneth Branagh et bien sûr de Van Morrison, chanteur éruptif comme elle, qui a inspiré plusieurs générations de chanteurs et que j’ai eu la chance de voir sur scène avec son premier groupe Them en 1974 à l’Olympia… Même si elle a depuis longtemps pris son envol international et même si elle vit désormais en France, cette irlandaise exubérante est bien une digne fille de la verte Érin, du pays de Rory Gallagher, un de mes guitar-heroes, et de Phil Lynott (bassiste-chanteur de Thin Lizzy) dont le petit musée à Dublin entouré de bars est si accueillant, du sémillant Gary More qui entretient la flamme de ce blues-rock si excitant; mais aussi d’Oscar Wilde, de James Joyce ou de Samuel Beckett… sans oublier celui de whiskys fameux dont le Redbreast que j’apprécie particulièrement.
Mais je n’oublie pas non plus que l’Irlande du Nord souffre aussi de nombreux traumatismes reçus en héritage, des horreurs de l’occupation anglaise à la terrible guerre civile en passant par les bagnes religieux pour jeunes filles pauvres violées et abandonnées enceintes, The Magdalene Sisters (voir le remarquable film réalisé par Peter Mullan), avec le taux de suicide de jeunes le plus élevé d’Europe…
Et j’ai ressenti durant le concert qu’il y avait tout cela et bien d’autres choses très profondes dans la voix de cette femme extraordinaire.
En robe rouge et boléro noir, cette chanteuse à fleur de peau puise dans ses blessures intérieures pour les transcender, pour transformer le noir en bleu et parfois en rouge comme le feu volcanique qui l’habite, par exemple sur Surviving:
https://www.youtube.com/watch?v=HtcSRhrzxFc
Elle a une gouaille à l’aune de ses rondeurs, le public est suspendu à ses lèvres, à cette voix pure comme du cristal dont j’ai la sensation qu’il peut se briser à tout instant.
Kaz Hawkins était la seule chanteuse blues d’Irlande du Nord, car c’est un milieu dominé par les hommes, mais elle a toujours su qu’elle destinée à le chanter, et elle a raconté avec un grand rire: « Dès mes 10 ans, mon père me faisait s’assoir sur le bar et me faisait chanter pour de l’argent. Je ne savais même pas ce que je chantais mais les gens me donnaient de l’argent. Mon père me donnait un billet à apporter à ma mère et se gardait le reste pour le boire. »
Aujourd’hui elle chante du Blues comme du Rock,
par exemple sur Shake:
avec Stef Paglia: Guitar, Julien Boisseau: Bass, Amaury Blanchard: Drums, Orphée: Guitar au Le Buis Blues Festival les 20 et 21août 2021, mais elle aurait pu être une diva d’opéra, elle a même chanté Sail on sans problème avec un orchestre symphonique et l’on retrouvera cette facette dans son nouvel album.
Frank Le Masle, est un musicien très éclectique passant allégrement du jazz à la soul, de la musique bretonne au reggae, du rock, aux musiques latines et funk . Totalement à l’unisson avec sa Dame chantante, ce pianiste, au toucher d’une grande finesse, lui tisse un tapis de velours pour poser sa voix, mais il peut aussi swinguer sur certains morceaux; il me rappelle Léo Nissim avec Gilbert Lafaille sur Piano Voix ou Henry Roger avec Catherine Ribeiro sur l’Amour aux Nus (deux disque superbes que je vous recommande). Et il signe tous les arrangements des compositions de sa diva pour laquelle, cela se sent, il a eu un coup de foudre musical réciproque.
J’ai lu qu’influencée par le Blues et le Rythme and Blues, Kaz Hawkins a trouvé une sœur spirituelle en la personne de la grande Etta James dont le nom de de famille était aussi… Hawkins: « j’ai entendu son chagrin et je me suis retrouvée. » Elle a rodé sa voix sur des standards dans de nombreux bars musicaux qui sont pléthore en Irlande, elle a forgé cette voix si puissante pour passer au-dessus du brouhaha des buveurs de bières éméchés, mais elle s’est fait connaître principalement en Europe et aux USA.
Elle chante depuis plus de 30 ans, et depuis une dizaine d’années elle crée son propre répertoire: des textes forts en émotion, chargés de son histoire personnelle, à partir des poèmes qu’elle a commencé très tôt à écrire en cachette pour refouler « la douleur d’une innocence bafouée », posés sur une musique qui oscille entre blues, soul et gospel, ce qu’elle appelle ses « ballades cathartiques », exorcisant sa vie passée sur des « montagnes russes (rollercoaster) » comme elle dit: elle a trouvé dans la musique le moyen de s’évader d’un quotidien marqué par la guerre civile et la violence, y compris conjugale qui a failli lui coûter la vie.
La musique était son refuge, « son doudou », et grâce à celle-ci elle continue à naviguer sur l’océan de sa vie, « son voyage de résilience »: Sail on !
Un moment de silence en fugue
me rappelle d’où je viens
Mon espoir silencieux semble bien loin
Je tiens bon pour un jour de plus
Je continue à naviguer
Je naviguerai encore
Puis-je être plus forte ?
Je navigue
Alors que je porte mon fardeau si lourd
Pourquoi est-ce que je me sens si vieille ?
Je tiens la barre
Je la lâche
Je dérive dans mon propre flux
Je continue à naviguer
Je naviguerai encore
Puis-je être plus forte ?
Je navigue
Je continue à naviguer
Je naviguerai encore
Je continue
Je continue
Continue !
Continue !
Sail on (orchestral version)
Sur Mamma sings the Blues de Nina Simone, sa voix se fait aussi rocailleuse à la manière d’un James Brown et laisse place à un solo de piano funky.
Si One More Fight (Lipstick and Cocaine)
https://www.youtube.com/watch?v=tvdDYWh5k3g
comme Surviving sonnent douloureusement autobiographiques, elle sait aujourd’hui que « La musique ne peut pas changer le monde, mais elle peut sauver certaines personnes », et elle s’y emploie sur scène comme dans sa vie: lors de sa première semaine de résidence en France, elle a visité des prisons et des écoles, pour dire à quel point la musique l’a aidé d’un point de vue santé mentale; elle continue et elle est d’ailleurs ambassadrice de « La Maison des Femmes », un espace féministe d’accueil, de solidarité et d‘initiatives dans le 12ème arrondissement de Paris.
Et elle montre à ses concerts une empathie pléthorique pour le public.
My life so high, We are surviving together, Beyond the sunlight (nouvelle chanson du prochain album « aux racines celtiques »), If you were one…, elle passe de l’infinie douceur à nous tirer les larmes jusqu’à l’emphase à la limite du pathos. Elle fait parfois dans l’excès d’explications alors que ses chansons se passent de longs commentaires; mais qu’importe.
Suit You are so much more than us en duo de voix surprenant avec Franck Le Masle sur le refrain. Celui-ci a eu droit à un solo, dont l’intro m’a fait penser au Michael Nyman de The Heart Asks Pleasure First et où il chante avec une belle voix de baryton basse l’inoubliable Bridge over troubled water de Simon et Garfunkel.
Kaz Hawkins joue avec un côté outrancier comme une chanteuse de pub-rock de ses débuts, ou à la Kurt Weill des années 30 du XXe siècle comme dans le film de Bob Fosse, Cabaret, avec la montée du nazisme en fond de scène (avec lequel ce début 2025 a, hélas, d’étranges résonances): comme une meneuse de revue, elle fait chanter une salle ravie, tout en jouant avec sa robe, « comme si elle allait la perdre » dit encore ma voisine anglaise; et ça marche.
Mais je préfère quand elle fait dans la finesse et l’émotion brute, par exemple sur For my daughter, avec une mélodie si superbe (« Sa voix est un don de Dieu » aurait dit le regretté Francis Bébey) que je ferme les yeux pour écouter et dont j’aurai bien aimé qu’il termine le concert.
Mais ce sera Coming home qui n’atteint pas pour moi, même si de bonne facture, la même intensité émotionnelle, mais je ne ferai pas la fine bouche: ce concert a été une révélation.
C’est la première fois qu’elle se produisait à Toulouse (merci à Odyssud et à la Salle Nougaro), mais le succès du récital de ce soir laisse présager qu’elle y reviendra. En attendant son nouvel album promis en septembre et sera attendu avec impatience.
En rappel, le traditionnel Better day dans une version que son idole Etta James n’aurait pas renié, ‘Feelin’ Good’ enregistré par Nina Simone en plein mouvement en faveur des droits civiques des Afro-américains.
Et What a wonderful world de Louis Armstrong, qui fait remonter en moi le souvenir du temps de ma jeunesse, celui des sixties, où l’on pouvait encore la chanter sans arrières pensées, et dont il y a bien longtemps que je n’ai plus récité les vers:
J’aperçois des arbres verts
Des roses rouges également
Je les vois s’épanouir
Pour toi et moi
Et je me dis comme pour moi-même
« Quel monde merveilleux »
Je vois des cieux bleus
Et de blancs nuages
L’éclatant jour béni
La sombre nuit sacrée
Et je me dis comme pour moi-même
« Quel monde merveilleux »
Ce soir, en rentrant dans la nuit froide de janvier, je me surprends à fredonner ces mots entêtant avec le visage de Kaz Hawkins en arrière-pensée, et je vais boire un Redbreast à sa santé.
Thanks a lot Lady Kaz !
Comme l’aurait dit mon cher Léo Ferré, vous avez « tellement de bleus dans l’âme qu’on n’y voit que du feu. »
Pour en savoir plus :
1) Kaz Hawkins
2) Odyssud dont la saison nous réserve encore de belles surprises
3) comme celle de la Salle Nougaro