Lors du concert de Kiko Ruiz à l’Instituto Cervantes (lire ma chronique sur Culture 31 (1), j’ai entendu quelqu’un dans le public dire, en langage d’amateur de bande dessinée: « il est tombé dans la marmite de la musique flamenca quand il était enfant. »
En effet, déjà bébé, il aimait toucher les cordes de la guitare de son père, il a été bercé par Paco de Lucia et Camaron de la Isla sortis du poste à cassette sur le buffet de la cuisine de ses parents, et à 2 ans, il a failli être accordéoniste !
Pour Antonio « Kiko » Ruiz la musique a été son chemin de vie depuis son plus jeune âge et l’a aidé à construire sa vision du monde.
Son père avait récupérée et arrangée pour lui une guitare qui allait partir à la poubelle; elle a été un jouet merveilleux à une époque où les enfants n’en avaient pas beaucoup (trop sans doute aujourd’hui) et son premier instrument.
C’est dans le restaurant espagnol La Guitarra rue des Cheminots à Toulouse qu’il a fait la rencontre de Bernardo Sandoval (qui par la suite lui donna ses premières leçons de guitare flamenca) passant en vedette au premier étage: à 5-6 ans, il jouait avec sa petite guitare au rez-de chaussée avec Los Chicos; le chapeau était toujours bien rempli, beaucoup grâce à la musique mais aussi du fait de son très jeune âge….
Cette guitare a donc d’abord été son jouet d’enfant, puis ensuite un outil de rééducation à la suite d’un grave accident – consécutif à une chute dans une cave jonchée de morceaux de bouteilles cassées qui a nécessité une opération très lourde dont les traces sont encore visibles sur sa main et son poignet gauche -, enfin le viatique pour sa découverte du monde et sa boussole loin de son environnement d’origine dans tous les pays et cultures: elle l’a guidé lors des rencontres avec de belles personnes.
Toujours la compagne des bons comme des mauvais moments de la vie (sans que sa Dame n’ait à en être jalouse), selon lui, c’est aussi un « instrument difficile qui demande beaucoup d’exigence au gré des moment de joie ou d’affliction, avec des bons et des mauvais jours d’un point de vue technique, mais aussi de fièvre amoureuse dans les périodes fastes.«
Quand il m’a dit cela, j’ai pensé aussitôt à Federico Garcia Lorca qui écrivait dans le Poème du Cante jondo (Poésies 1921-1927), La guitare, Il est inutile de la faire taire. Il est impossible De la faire taire.
La guitare
fait pleurer les songes.
Le sanglot des âmes
perdues
s’échappe par sa bouche
ronde.
Et comme la tarentule,
elle tisse une grande étoile
pour chasser les soupirs
qui flottent dans sa noire
citerne de bois.
Pour Kiko Ruiz, « chaque guitare est unique avec son bois comme sa tessiture et son vécu, et durant son « rodage », peut imprégner la personnalité du musicien, ou la vider de substance »: la sienne est irremplaçable.
Elle a une âme, celle que lui a donné le luthier qui l’a fabriquée de ses mains, comme celle d’Antonio Machado dans son poème Guitarra del mesón:
Guitarra del mesón que hoy suenas jota,
mañana petenera,
según quien llega y tañe
las empolvadas cuerdas,
Guitarra del mesón de los caminos,
no fuiste nunca, ni serás, poeta.
Tú eres alma que dice su armonia
solitaria a las almas pasajera
Y siempre que te escucha el caminante
sueña escuchar un aire de su tierra.
Guitare de l’auberge qui aujourd’hui joue une jota, demain une petenera,
selon qui arrive et touche tes cordes poussiéreuses.
Guitare de l’auberge des chemins,
Tu n’as jamais été, ne sera jamais poète.
Tu es une petite âme qui dit son harmonie solitaire
aux âmes passagères,
Et quand le voyageur t’écoute
il rêve entendre un air de sa terre.
Mais elle n’est pas loin aussi d’être sacrée comme le saz des musiciens soufis; il a écrit: « La vie m’a emmené vers la guitare, la guitare vers la musique, la musique vers le divin et le divin me ramène au sens de la vie. »
Quand je lui ai demandé de me citer un de ses poèmes préférés, il m’a répondu avec son grand sourire: « La Création de Dieu. »
Déjà musicien professionnel à l’âge de 9-10 ans, il savait depuis longtemps qu’il était prédestiné à cette vie, avec le soutien total de ses parents.
Mais loin des étiquettes et des chapelles laïques:
« Je n’aime pas du tout la notion de préféré. Je lutte contre ça. Car toutes les choses ont un sens précis dans la Création. Ce serait se limiter dans l’appréciation, la compréhension, la richesse de la Création.
Si Dieu a créé toutes ces choses c’est parce qu’elles ont un sens précis et forment un tout. Elles nous apprennent à nous élever. »
Autodidacte, s’il a flirté plus tard avec la guitare classique et jazz qu’il a étudiée au Conservatoire national de Région avec Paul Ferré, il est sûr qu’il avait un don précoce pour la guitare flamenca, avec Manolo Sanlucar dont il a suivi un stage à 16 ans, avec « 70 guitaristes de la planète entière à Sanlucar à côté de Cadix » où il s’est lié d’amitié avec Vicente Amigo, considéré comme l’un des plus grands instrumentistes de la guitare flamenca contemporaine.
Mais il a décidé de rester en France alors qu’il aurait pu faire carrière en Espagne; même si ses parents étaient andalous, il est aussi amoureux de la culture française.
Professeur Diplômé d’Etat de guitare flamenca, il anime aussi des au Master Classes, comme en décembre dernier au Conservatoire de Toulouse pour transmettre sa passion.
Son 1er prix de guitare, il l’a obtenu à l’âge de 11 ans (!), suivi de nombreux autres, dont en celui du Concours international de Jerez en 1982 et celui de Nîmes en 1992, se produisant à cette occasion dans les arènes de cette ville en première partie de Camarón de la Isla.
Aujourd’hui, avec quatre disques en tant qu’auteur-compositeur-interprète et de nombreuses tournées à son actif, il est simplement heureux de faire partager son amour la musique et de la vie.
Quand il ne fait pas de la musique, il aime cuisiner, avec des produits frais travaillés avec passion, pour son plaisir personnel, de ceux qu’il aime et de ses amis. Et il ajoute: Dans notre monde, la Culture peut avoir plusieurs rôles à l’instar de la cuisine: se faire plaisir dans le partage, et se nourrir dans le but d’avoir une bonne santé. Elle cultive en nous différentes émotions et devient comme une sorte de soupape dans le rythme fou de nos sociétés.
Elle n’est pas du tout un luxe ! Elle est une nécessité absolue car sans la culture l’humanité régresserait dans ce qu’il y a de plus beau en elle. Sans elle, on deviendrait fou.
Elle est un point de repère pour nous tous, pour les générations qui nous suivent. La culture est le reflet de l’histoire, des différentes époques avec leur mode, des peuples dans leur géographie. »
Très éclectique, parmi des dizaines de musiciens avec lesquels il a partagé la scène, il a une tendresse particulière pour:
– Renaud Garcia-Fons qu’il accompagné depuis 25 ans pour deux projets, Le souffle des cordes et La luna de Seda, La lune de soie,
– les chanteuses Victoria Abril, l’Espagnole, et Yasmine Levy, l’Israélienne,
– Ali Alaoui, Maître des percussions arabes, qui l’a initié aux musiques arabo- andalouses,
– l’accordéoniste Jazz Vincent Peirani et le regretté Jacky Grandjean, grand bassiste devant l’Eternel.
Son projet en cours Flor del tiempo avec Rafael Pradal à la guitare (on a pu apprécier leur complicité lors du concert à l’Instituto Cervantes) et Sabrina Romero aux multiples talents aux percussions.
Nous en reparlerons sans doute dans cette chronique culturelle accueillie sur Culture 31, et je ne remercierai jamais assez son rédacteur en chef, Bruno Del Puerto, qui m’a laissé et me laisse toujours carte blanche pour partager mes coups de cœur avec mes lectrices et mes lecteurs que je salue chaleureusement en ce début d’année: Salute, Pace e Bellezza, comme disent les cousins Italiens, Santé, Paix et Beauté.
En quittant Kiko Ruiz, me remonte encore à la mémoire le cher Federico Garcia Lorca, symbole du Poète musicien absolu, martyre sacrifié sur l’autel de la force brutale au front de taureau:
Commence le pleur
De la guitare.
De la prime aube
Les coupes se brisent.
Commence le pleur
De la guitare.
Il est inutile de la faire taire.
Il est impossible
De la faire taire.
C’est un pleur monotone,
Comme le pleur de l’eau,
Comme le pleur du vent
Sur la neige tombée.
Il est impossible
De la faire taire.
Elle pleure sur des choses
Lointaines.
Sable du Sud brûlant
Qui veut de blancs camélias.
Elle pleure la flèche sans but,
Le soir sans lendemain,
Et le premier oiseau mort
Sur la branche.
Ô guitare !
Ô cœur à mort blessé
Par cinq épées.
Traduit de l’espagnol par Pierre Darmangeat, in « Anthologie bilingue de la poésie espagnole », Editions Gallimard (La Pléiade) 1995.
Pour en savoir plus :
1) Kiko Ruiz quintet : les lettres de noblesse du Flamenco nuevo