Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
L’homme qui a vu l’ours de Jean Rolin
Alors que son nouveau livre, Ils passaient tous sans effroi, est sorti ce 2 janvier et que trois autres de ses titres sont réédités le 9 janvier en poche à La Petite Vermillon (Traverses, La Ligne de front et Chemins d’eau), voici l’occasion de saluer un livre à part dans la riche œuvre de Jean Rolin, à savoir L’homme qui a vu l’ours, gros volume de 1000 pages sorti en 2006 et rassemblant des reportages parus dans divers journaux (Libération, Le Figaro, Géo…) entre 1980 et 2005. Du fleuve Congo à Belfast en passant par la Pologne, l’Afrique du Sud, le Nil ou Brasilia, il ne faut pas chercher ici des cartes postales touristiques ou de la pédagogie journalistique, mais se laisser porter par la musique d’une langue qui embrasse la variété des décors, des rencontres et des climats. Insensible à l’exotisme de pacotille, l’écrivain fait autant son miel d’un paysage français que d’un quartier pourri de Saint-Pétersbourg.
De ses pérégrinations, Rolin a retenu que tout peut être source de mémoire et de sens : « Dans un paysage, tout ce qui fait naître des souvenirs, tout ce qui est accueillant aux significations les plus diverses, et donc invite à la nostalgie ou à la gamberge, est par là même intégré à ce paysage. Ainsi un objet nouveau et incongru, surgissant dans un paysage auparavant homogène, ne suscitera plus l’indignation générale dès lors qu’il pourra être associé à des souvenirs ou à des significations personnelles. »
Fantaisie du quotidien
Au-delà des paysages, ce sont évidemment les êtres – et les animaux – qui les peuplent que l’auteur d’Un chien mort après lui s’attache à cerner sans jamais négliger les détails et les petits faits vrais épinglés avec une précision d’entomologiste. De fait, on s’interroge au fil de ces pages denses et harmonieuses sur les rapports ambigus de l’ours et de l’élu local comme sur la disparition de la classe ouvrière. On croise également la bibliothèque en langue française d’Enver Hoxha, l’écureuil ravageur du cap d’Antibes ou des navires ornés d’une place du village… Jean Rolin décèle l’improbable, l’incongru et le bizarre sous l’écorce de la banalité apparente. Nulle surprise à ce qu’il cite parfois Alexandre Vialatte, notamment au détour de l’ensemble de textes intitulé « L’avis des bêtes » où l’on rencontre un M. Caubet, « taxidermiste à Casteljaloux depuis 1973 et meilleur ouvrier de France en 1976 » : « L’été, il travaille souvent jusqu’à minuit dans son atelier, laissant ouverte la porte de la boutique, où les enfants viennent se frotter dans l’ombre à la panthère de Tarbes ou au tigre de Captieux, deux espèces particulièrement redoutables. » À cette douce fantaisie du quotidien, que seul peut saisir l’œil d’un poète, répond le fracas de contrées en guerre.
Dans L’homme qui a vu l’ours, Jean Rolin s’efface derrière ce qu’il raconte et décrit. Le chaos du monde et sa beauté s’incarnent à travers des tableaux d’ensemble et des portraits affûtés. Écrivain des lignes de front et des frontières, des zones périphériques et des ponts, il est aussi sensible au réel qu’aux mythes et redoute le temps où les pays n’auront plus de légendes. On part en sa compagnie sur les traces de la Syldavie de Tintin imaginée par Hergé et l’on guette les échos d’histoires anciennes. Sous l’humour et les sourires désabusés percent cependant le sentiment poignant de la fin de tout et l’absence de ceux que l’on a aimés : « C’est aussi cela la Bosnie, un pays où l’on ne retrouve ni les gens, ni les routes, ni quelquefois les monuments ou même les villages là où on les avait laissés un, deux ou trois ans auparavant. Un pays dont aucune carte ne recouvre exactement le territoire. »
L’homme qui a vu l’ours • P.O.L.