Le ténor suisse d’origine chilienne Emiliano Gonzalez Toro incarne, dans la création mondiale du Voyage d’Automne, de Bruno Mantovani, au Capitole de Toulouse, le rôle de l’écrivain et journaliste collaborationniste Ramon Fernandez, le père de l’académicien Dominique Fernandez. Chanteur de répertoire avant tout baroque, Emiliano Gonzalez Toro creuse profondément pour nous sa participation à un événement lyrique dépassant largement le cadre toulousain.
Rencontre
Classictoulouse : Vous êtes un habitué de la scène toulousaine qui vous a accueilli dès 2006 pour Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, dans le rôle de Lucano, puis en 2007 pour un Retour d’Ulysse, toujours de Monteverdi, dans le rôle d’Iro. Vous aviez à peine 30 ans. Les rôles se sont ensuite enchaînés, avant tout appartenant au répertoire baroque avec dernièrement l’Alcina de Caccini que vous avez donné au Capitole avec votre ensemble I Gemelli. Quel est votre rapport à l’opéra contemporain ?
Emiliano Gonzalez Toro : La musique contemporaine fait partie de mon ADN car je l’ai beaucoup étudiée et pratiquée au Conservatoire dans mes jeunes années à Genève. Donc me voilà de retour au Capitole dans un autre répertoire, celui de la musique d’aujourd’hui. Mais, à vrai dire, il n’y a pas beaucoup de différences en cela que dans ce répertoire, comme dans le baroque, il n’y a pas de recherche d’exploit vocal tel que nous le voyons dans le bel canto. Ici nous sommes sur le texte et la manière de le faire comprendre au public.
Quelle a été votre première réaction lorsque Christophe Ghristi vous a proposé d’intégrer le cast de la création mondiale de ce Voyage d’Automne ?
Tout d’abord, le bonheur de continuer à construire cette formidable relation de confiance avec Christophe Ghristi. Cela me touche énormément et me permet de me construire professionnellement car je sais que lorsque Christophe Ghristi me propose un rôle il sait que je peux le tenir. Il ne me mettra jamais en danger. Cette relation de confiance est un incroyable privilège. Donc, pour en revenir à votre question, l’idée seule de travailler pendant plus d’un mois dans une maison comme le Capitole m’a rendu pleinement heureux. De plus je connais très bien le travail de Bruno Mantovani (compositeur) ainsi que Dorian Astor (librettiste). Imaginez donc le plaisir de collaborer avec eux. Le challenge proposé est immense car interpréter une œuvre pour la première fois vous met au pied d’un mur qui est celui de la référence. Et pour le coup, la référence c’est vous !
Etiez-vous auparavant informé personnellement de ce fait historique ?
Pas du tout ! Mon épouse le connaissait mais moi aucunement, d’autant que l’Histoire en Suisse est abordée souvent d’un point de vu local. Et certains épisodes de la Seconde Guerre mondiale ne sont abordés que succinctement et d’une autre manière qu’en France.
Quelle est votre réflexion sur ce sujet ?
Le sujet de la collaboration est un thème très délicat qui fait partie de l’Histoire française. Mais pas seulement, nous le savons bien. La Suisse, d’une autre façon, a collaboré. Il est important de ne pas oublier de pareils événements et d’en perpétuer le souvenir. C’est ce que l’on appelle le devoir de mémoire. Un autre événement m’a beaucoup marqué personnellement, c’est le coup d’état au Chili en 1976. Si l’on en parle pas aux nouvelles générations, dans quelques années, il sera oublié. Et pourtant… Il ne faut jamais perdre de vue pourquoi et comment ces choses-là se sont produites afin que l’Histoire ne se répète pas. Il ne faut pas avoir peur de se tendre un miroir et regarder ce qui s’est passé. Remettre sur le tapis une thématique pareille est d’un courage nécessaire et même vital. La question aussi qui se pose est celle de l’interprétation de ces personnages, fascistes, antisémites et pronazis. Mais en fait il faut respecter l’Histoire et ne pas les édulcorer. C’étaient des salauds. Point. Dans l’environnement actuel, cet opéra est une nécessité !
Venons-en à l’opéra de Bruno Mantovani. Vous interprétez Ramon Fernandez, mort d’une crise cardiaque en 1944. Avez-vous fait des recherches sur cet écrivain afin de nourrir votre interprétation et quel portrait vous en faites-vous personnellement ?
Notre metteur en scène, Marie Lambert-Le Bihan nous a nourris d’informations et de documentations. Il en ressort, concernant mon personnage, Ramon Fernandez, qu’il était surtout journaliste plus qu’écrivain de la taille des autres participants à ce voyage. C’est un personnage haut en couleurs qui est plutôt le chroniqueur de ce voyage.
Ce rôle présente-t-il des difficultés vocales ?
Non en terme d’ambitus. Par contre il faut déployer une richesse interprétative indispensable afin de mette le texte en valeur. Le langage musical de Bruno Mantovani est lié à la prosodie d’une part. D’autre part l’orchestration protège les chanteurs afin que le moindre mot soit audible pour le public. Ici le texte est au centre de l’œuvre. L’orchestre souligne le propos d’une manière très organique. La musique est tour à tour sensible, effrayante, mélancolique. Chaque personnage a, non pas un leitmotiv, mais une ambiance musicale qui le précède, l’accompagne, le suit. Un peu comme dans Star Wars, lorsque vous entendez le thème musical de Dark Vador, vous savez qu’il n’est pas très loin.
L’opéra contemporain peut parfois rendre le public un peu craintif. Que dites-vous aux mélomanes pour les convaincre de venir écouter ce Voyage d’Automne ?
Tout d’abord cette histoire est fascinante. Ensuite la partition fait entendre un univers sonore d’une incroyable richesse, de tensions musicales, d’aspérités étrangères à la plupart du répertoire lyrique. Mais attention, il ne s’agit pas ici d’une expérience musicale éphémère. C’est un vrai opéra avec un Prologue et trois actes qui se suivent de manière chronologique avec des passages d’orchestre d’une puissance inouïe. Certains de ces passages d’ailleurs peuvent déranger une oreille peu habituée, mais le propos lui-même de cet opéra dérange. Tout est cohérent. L’opéra contemporain est là aujourd’hui pour parler des temps présents. Venir voir et écouter ce Voyage d’automne c’est prendre un billet pour voyager dans le temps. Et cela relève du merveilleux. C’est donc de l’opéra. Un grand compositeur d’aujourd’hui nous livre une histoire d’hier dans un élan patrimonial qui est celui de l’Humanité avec ses défauts, ses faiblesses et ses beautés. C’est à ce sacre artistique que nous invitent Christoph Ghristi et le Capitole de Toulouse. A ce titre, j’espère que cet opéra sera repris dans les années à venir car il relate un épisode de notre Histoire, tout comme le fait Andrea Chénier, l’opéra de Giordano qui traite de la Révolution française. La mise en scène est d’une fulgurante efficacité, le chef d’orchestre, Pascal Rophé, connait parfaitement le parcours musical de Bruno Mantovani, quant aux chanteurs… Non, vraiment c’est un rendez-vous précieux entre tous.
Avez-vous des projets de prises de rôles dans un avenir proche ?
En 2027 j’aborde le rôle-titre d’Idomeno de Mozart. Aux alentours de la cinquantaine, j’estime que c’est pour moi le moment de faire un bout de chemin avec ce merveilleux rôle. J’ai aujourd’hui les graves indispensables à cet emploi. Je le ferais avec mon ensemble I Gemelli au grand complet. Il y aura aussi le Farnace de Vivaldi dans lequel je chanterais le rôle-titre. Cet opéra sera monté sans chef d’orchestre. En 2026 nous donnerons le Roland de Lully. C’est un opéra très peu joué car il réclame un effectif orchestral et choral très important ainsi qu’une douzaine de solistes. De plus, le rôle-titre est dévolu à une basse, ce qui explique aussi en partie pourquoi l’œuvre n’est pas souvent à l’affiche.
Quels sont vos engagements après ce Voyage d’Automne ?
Je reviens au Capitole pour La Missa Criolla. Je travaille au mixage en ce moment de nos deux prochains disques : Les Vêpres de Monteverdi et un album sur La Missa Criolla dans une version latino jazz. J’en ai parlé avec le pianiste Thomas Enhco. L’idée était de substituer le chœur par un big band de jazz. Après bien des discussions, il a accepté cette idée et d’en faire les arrangements originaux. Cela a donné une version latino-jazz-salsa complétement explosive de cette messe. J’ai invité à nous rejoindre pour chanter en duo avec moi un chanteur de salsa cubain, le célèbre Alain Perez, pour faire un contraste avec une voix purement lyrique. Sortie prévue des deux enregistrements en février 2025.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
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