Tchaïkovski est l’auteur d’une dizaine d’opéras, dont deux au moins Eugène Onéguine et La Dame de pique, tous deux d’après Pouchkine, sont d’authentiques chefs-d’œuvre. Avec cette mention supplémentaire pour le premier, qu’il consacre la rencontre du compositeur avec un monument de la littérature romantique russe : le roman du même nom du célèbre poète. C’est au Théâtre du Capitole, à partir du 20 juin, pour six représentations dans une nouvelle production de Florent Siaud, dirigée par le chef hongrois Gábor Káli. Dans la fosse, nos musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse.
Concevoir un opéra à partir de ce joyau poétique que constitue Eugène Onéguine est bien alors une véritable prise de guerre pour le compositeur qui a toujours eu tout au long de sa vie un besoin effréné de reconnaissance et d’admiration. Pour les russes, l’œuvre d’Alexandre Pouchkine est sacrée et Eugène Onéguine en est le phare d’Alexandrie. Qui n’a jamais été un jour de sa vie Onéguine, ou Lenski, ou Tatiana ? Et quel est le russe qui n’a jamais appris quelques vers du roman pour les conserver pieusement dans sa mémoire ? Avons-nous un équivalent ici même, pas sûr.
On est autour du 10 mai 1877. Le compositeur a 37 ans. Il vient d’entreprendre sa Quatrième Symphonie et au hasard d’une péripétie disons mondaine, il lui est suggéré un sujet d’opéra d’après l’Eugène Onéguine du poète vénéré. Ce poème est tout de même reconnu comme étant d’une tristesse incommensurable. Ce ne sont qu’efforts irréalisés et espoirs inaboutis, lit-on. C’est le drame d’un amour non synchronisé. Avant, c’est trop tôt ; après, c’est trop tard. Peu importe, le voilà emballé et immédiatement au travail. Mais, côté vie, la période est complexe et la composition va être passablement mouvementée entre mai 1877 et janvier 1878. Pour ne pas déplaire, le voilà qui fait un mariage catastrophique avec une certaine Antonina Milukova, une période tragique se soldant par un faux-suicide, un fiasco total qu’il prévoyait mais dont il faut se sortir. Malgré ces crises, l’œuvre est écrite, dans la solitude de la campagne russe, son refuge, et en suivant, au cours d’un voyage en Suisse poursuivi en Italie. Tout cela parce que dans le roman de l’illustre poète, Onéguine est un jeune dandy blasé, émule de lord Byron, qui s’amuse à troubler les cœurs des jeunes filles en fleurs de la campagne et qui reçoit la déclaration d’amour d’une certaine Tatiana dans une lettre enflammée. C’est pile au moment où il reçoit de son côté une missive calquée sur celle de Tatiana de la part de la dénommée Antonina.
Mais tandis qu’Onéguine repousse Tatiana et lui fait même la leçon dans le parc où ils se sont donnés rendez-vous (« À l’avenir, apprenez à maîtriser vos sentiments ! d’autres pourraient abuser de votre candeur… ») Tchaïkovski ne veut surtout pas agir comme son héros désinvolte, et s’estime moralement tenu d’accepter, même à contrecœur les avances de sa soi-disant admiratrice. Manœuvre un brin perverse de la part du compositeur qui voulait utiliser cette façade pour masquer un peu certains pans de sa vie qui pouvaient ternir sa notoriété, ses penchants homosexuels, assumés cependant, pouvant lui faire ombrage. Ce drame ne pouvait manquer de l’influencer lui qui ressentait la musique comme une confidence et n’hésitait pas à s’identifier à chacun de ses héros en composant. Il a toujours éprouvé la nécessité de fraterniser avec ses personnages et de partager leurs émotions. Ne raconte-t-il pas qu’il a pleuré en écrivant cette fameuse scène de la lettre du second acte. Il a été Tatiana. Tatiana, l’incarnation à ses yeux de l’idéal féminin tel qu’il avait pu le rêver, idéal abstrait de pureté qui se confondait avec le souvenir de la mère qu’il avait perdue à l’aube de son adolescence. De même a-t-il fait sûrement corps aussi avec le jeune poète Lenski et sûrement cordialement détesté Oneguine. Cet imbroglio va s’apaiser et Tchaïkovski aura ainsi terminé son cinquième opéra qu’il définira comme : Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux, sur un livret de Piotr Ilyitch Tchaïkovski et de Constantin Chilovski, d’après le poème de Pouchkine.
On a reproché au compositeur d’avoir trahi Pouchkine et d’avoir écrit un opéra “non scénique“. C’était bien son idée, lui qui voulait s’éloigner du “grand opéra‘ à la Meyerbeer qui faisait alors florès en Russie.
Les libertés prises sont en effet conséquentes mais les passages psychologiques sont bien intégralement repris de l’ouvrage du poète. Les autres scènes ont été complètement remaniées. Il n’empêche que, sinon la lettre, du moins l’esprit du grand récit poétique de Pouchkine est bien là. D’où le formidable succès qui va en découler. C’est une œuvre sans effet de théâtre, une chronique intime orientée vers la vie intérieure des personnages. Elle s’impose comme l’œuvre témoin du romantisme russe. C’est, jusque là, l’opéra le plus réaliste du compositeur, car il met en scène des gens d’un quotidien parfaitement vraisemblable, dont le caractère et le comportement relèvent autant des spécificités nationales que d’un contexte social déterminé. Mais cette vérité que traduit Tchaïkovski est une vérité lyrique qui vibre à la même fréquence que celle des vers de Pouchkine, et c’est grâce à cela que le poème et l’opéra occupent dans les références culturelles russes une place équivalente.
C’est bien là aussi que la mise en scène décide du spectacle. Elle est entièrement entre les mains de Florent Siaud, jeune homme de théâtre et d’opéra, formé à la littérature comme à la scène. Il semblerait que la forêt est omniprésente dans son spectacle et quand il l’évoque, on note plus souvent des références à Anna Karénine, La Cerisaie, La Mouette et autres chefs-d’œuvre de la littérature russe, ce qui, personnellement, me rassure fort !! Une phrase le dirige : « On croit vivre ailleurs que dans ses rêves, mais (…) nous ne les avons jamais quittés, nos rêves nous veillent… » Anne Dufourmontelle, psychanalyste. Dans cette tâche délicate, il est aidé par le créateur des décors Romain Fabre, pour les costumes par Jean-Daniel Vuillermoz, Nicolas Descôteaux aux lumières et enfin la chorégraphie est de Natalie van Parys. En effet, on danse dans Eugène Onéguine. C’est un opéra intimiste dans lequel la musique a un impact immense de bout en bout. C’est aussi un opéra de la jeunesse. Les protagonistes pour la création ont été des élèves du Conservatoire et l’événement eut lieu au Théâtre Marly de Moscou le 29 mars 1879. Le Bolchoï attendra le 23 janvier 1881, et ce fut du délire.
Si le compositeur s’est posé quelques questions quant à la distribution vocale, l’Opéra national du Capitole et son Directeur artistique Christophe Ghristi aussi mais, aucun souci. Ils ont su les résoudre brillamment, on ne peut en douter. « Où trouverai-je une Tatiana telle que Pouchkine l’a imaginée et telle que j’ai essayé de la peindre dans ma musique ? Elle est bien là et attend depuis trois ans, fidèle et déterminée : c’est Valentina Fedeneva, qui sera l’héroïne de cristal. Elle fut l’une des trois nymphes de ce remarquable Rusalka ici même,. Elle va évoluer en l’espace de trois actes à plus de 100%. Elle est le type de la beauté positive. Sans conteste, elle est le héros principal, l’apothéose de la femme russe. Elle saura, avec toute l’élégance requise dire à celui qui l’a alors tant offensée :
Je vous aime, à quoi bon ruser ?
Mais je suis l’épouse d’un autre
Et je lui resterai fidèle
« Où est l’artiste qui pourra seulement approcher l’Oneguine idéal, ce froid dandy mondain, correct jusqu’à la moelle des os, blasé déjà et qui saura aussi se mettre à genoux devant celle qu’il a définitivement perdue ? celle qu’il a boudée et qui échoue avec son principe de la femme qui devient désirable à partir du moment où elle appartient à un autre ? » Il bout d’impatience depuis trois ans dans les coulisses du Théâtre. Il est là, Stéphane Degout. Il le sait, celui qui fut “le Pelléas de sa génération.“ Il sait qu’il est aussi “l’Eugène Onéguine de sa génération“, qu’il est capable de posséder cette froideur naturelle d’Onéguine au premier acte, de “coller “au personnage comme l’a souhaité le compositeur, d’être le tourmenté par “le noble démon d’un ennui secret.“ Il faut jouer l’ennui sans être l’ennuyeux. Puis, resté seul par la suite, il faudra qu’il prononce ces quelques mots pathétiques : « Honte ! Tristesse ! Ô mon lamentable sort. »
Mais encore, « où découvrir un Lenski, cet éphèbe encore tout feu tout flamme, jeun poète amoureux fou d’Olga, la sœur de Tatiana, le jeune homme à la Schiller, impliqué totalement dans la passion de la vie, pétri d’une volonté d’aller irrémédiablement jusqu’au bout et donc jusqu’au malheur et à l’absurde duel ? Rôle en or, c’est pour Bror Magnus Tødenes, repéré dans Tamino ici même. Beaucoup de qualités pour celui qui a la préférence du compositeur, ce qui ne l’empêche pas d’être amoureux d’Olga, jeune fille un brin délurée, le grain de sable qui va gripper la machine et mener à la tragédie. Un peu sotte, elle joue de ses charmes et croit à l’intérêt que semble lui porter ce Childe Harold russe, toutefois bien moins téméraire que le vrai. La mezzo Eva Zaïcik aura la voix et le jeu, à n’en pas douter. Elle fut ici même une remarquable Carmen puis Rosina.
Encore un paradoxe : Pouchkine est mort dans un duel, tué par un soldat français Georges d’Antès qui avait honteusement “dragué“ sa femme. Le célèbre poète l’avait donc défié en duel, avec l’issue fatale pour Alexandre Pouchkine , comme pour Lenski.
Enfin, il y a le Prince Gremine tout étonné de se retrouver avec une si charmante, belle et jeune épouse comme Tatiana, lui qui a mis quelques cheveux gris et qui ne peut même pas imaginer qu’il pourrait, qui sait, la perdre. Le remarquable Don Alfonso du Lucrèce Borgia d’il y a cinq ans, Andreas Bauer Kanabas assume ce rôle. Juliette Mars sera madame Larina, la maman des deux sœurs. Sophie Pondjiclis la nourrice Filipievna, Yuri Kissin sera le capitaine et aussi Zaretski.
Sans oublier ce rôle étonnant de Triquet chanté, et joué, par le ténor Carl Ghazarossian, déjà entendu dans une version concert de La Vie parisienne à la Halle (trois rôles !) et qui donnera un Midi du Capitole le jeudi 27 juin à 12 :30 avec Airs et Mélodies de Messager, Ravel, Poulenc, Simons et Offenbach. Le rôle de Triquet n’est pas un gadget. Dans les salons de la haute société russe d’alors, le français à la côte, et il est de bon ton d’avoir dans ses salons, ce personnage cultivé, sociable, séduisant et ayant de l’esprit, et distrayant ! Le compositeur se devait, dans ces Scènes lyriques, de lui ménager une intervention.
Les Chœurs de l’Opéra national du Capitole sous la houlette de leur Chef de chœur Gabriel Bourgoin seront à la fête, évidemment.
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