L’orchestre symphonique de Francfort, son chef Alain Altinoglu et le pianiste Jan Lisiecki arrivent ce soir au terme d’un marathon : le programme que nous offrent les Grands Interprètes ce vendredi soir, ils l’ont joué mardi à Aix, mercredi à Grenoble et jeudi à Boulogne-Billancourt. Auront-ils encore de la réserve ou du plaisir ? Réponse dans deux heures…
Le concert débute par Dans la nature, une ouverture sans opéra faisant partie d’un cycle de trois, très rarement donnés. La postérité est injuste avec Dvorak, ce Dans la nature vaut bien une Moldau. On y trouve tout ce qu’il faut de lyrisme, de figuration de la nature ; les cuivres font bloc dans les moments paroxystiques, les bois chantent sur des murmures de cordes, la musique réserve son lot de surprises et de rythmes entraînants. Dans l’acoustique très précise, quand les premiers violons jouent leur partie, on les entend très distinctement. Et ainsi de la clarinette, de la flute… Alain Altinoglu emmène son orchestre, geste ferme sans fioritures, beaucoup de regards.
Voilà que le piano prend le devant de la scène. Jan Lisiecki, grand échalas blond, recule beaucoup son tabouret. Il faudra de la place pour sa gestuelle ! Il fait tout de suite plaisir à voir, pas seulement grâce à son introduction brillante et tout à fait maîtrisée, mais aussi parce que quand il ne joue pas, il vibre avec l’orchestre, il regarde le chef, il rythme la musique de sa tête. Et quand il joue, il engage son corps, parfois debout sur la pédale tellement l’énergie qu’il insuffle doit sortir… Quand il se lance dans la cadence écrite par Grieg, on le voit s’interroger : que vais-je jouer ? Il donne l’impression d’improviser. Il pose quelques notes timides, un silence, un arpège, le thème, puis se lance. Il monte, s’élargit, le son gonfle, les arpèges de la main gauche se déchaînent, puis les octaves, les accords de trille. C’est étourdissant mais jamais assourdissant ; il explore les confins des nuances les plus extrêmes.
Le mouvement lent, Jan Lisiecki le joue en symbiose avec l’orchestre, regardant plus souvent le chef que ses mains. Il débute le troisième mouvement en rentrant littéralement dans le piano, apportant un tonus, pointant les rythmes. Ses attaques sont subtiles et variées. Parfois un peu prudentes ; on est loin du jusqu’auboutisme d’un Richter, mais en même temps, ce n’est pas ce qu’on est venu chercher ! Rythmes pour lesquels il a sa vision, pas toujours rigoureusement en accord avec l’orchestre. Orchestre qui parfois s’oublie un peu, par méconnaissance de la salle : dans les moments fortissimo, on n’entend tout simplement plus le piano. Mais orchestre magnifique malgré tout !
Légitimement rappelé, il nous propose le Nocturne n°21 de Chopin. Mais où va-t-il chercher ces ppp ? J’ai rarement entendu à ce point cet art suprême qui consiste à être au fond des touches en étant à fleur de peau. On peut le réécouter : il a enregistré les Nocturnes chez Deutsche Grammophon.
Et voici qu’arrive l’œuvre qui fera briller l’orchestre : les Tableaux d’une exposition. L’orchestre symphonique de Francfort maîtrise son sujet. Dès Gnomus, on découvre des solistes superlatifs : le saxophone ténor, la clarinette et la clarinette basse, le cor anglais… festival de bois. Et que dire du solo de tuba du Bydlo ? Ce son joufflu, sur un tapis de cordes graves, avec la grosse caisse tout en subtilité, il fallait au moins Ravel pour nous faire aimer cet attelage ! On admire aussi la trompette solo de Samuel Goldenberg et Schmyle, ou encore dans Catacombes, le fantastique ensemble de cuivre qui alterne les pp et les ff – on s’attend presque à ce que Dark Vador sorte des coulisses. Quand vient Baba Yaga, il ne reste plus qu’à fermer les yeux pour savourer la virtuosité de l’orchestre entier. La grande porte de Kiev s’ouvre avec douceur, sur un tempo apaisé, s’achève dans un déluge sonore où les six percussionnistes s’en donnent à cœur joie, qui me remplit et me comble.
La Sicilienne de Pelleas et Mélisande qu’Alain Altinoglu nous offre en bis permet de redescendre un peu, avant de retrouver le froid de Toulouse. A n’en point douter, les musiciens avaient encore de la réserve.