Dans la lumière bleutée et les murmures, le positif donne le ton à la viole. Un à un les instrumentistes de Pygmalion s’installent, en ordre dispersé, s’accordent. Les choristes entrent. Nous sommes prêts, en ce mardi 21 novembre, pour écouter un exceptionnel concert (presque) entièrement dédié aux cantates de Bach, proposé par les Grands Interprètes.
Et voilà que Raphaël Pichon entre en scène de son grand pas pressé.
Le dandy dégingandé est vêtu d’un costume prince de Galles noué comme une robe de chambre. Il salue brièvement, regarde ses musiciens. Le continuiste donne le ton, le chef lèvre les bras, puis il attend. Il attend. Il attend ! Longtemps… Sur une impulsion sèche, le chœur se lance a capela dans le motet de Johann Christoph Bach : avec des pleurs, elle commence, cette vie pitoyable… C’est dense, tendu, lourd, triste. Les chanteurs sont comme un corps unicellulaire ; les 12 voix d’hommes et les 13 voix de femmes sont parfaitement équilibrées. Dans un arc de cercle, ils nous emmènent de cette naissance douloureuse à une mort qui ne l’est pas moins : le parcours chargé des larmes a maintenant atteint le but et cesse dans les pleurs. Ambiance !
Sans transition, démarre la cantate de Jean-Sébastien Bach BWV 25, il n’est rien de sain en ma chair. L’immense chœur introductif est tenu dans les moindres nuances. Cette fois, la douleur du monde bien présente au début, se transforme en supplication salvatrice vers le créateur. Le ténor, issu des rangs comme chaque soliste, déroule un premier récitatif maîtrisé, sur un continuo très fourni : théorbe, viole, violoncelle, basse de viole, clavecin, continuo et basson ! L’air de basse qui suit est splendide. Christian Immler roule des « r ». Et alors ? ça marche… La soprano le remplace, soutenue par un exceptionnel trio de flutes à bec, qui joue sur le cordes et la voix. Une voix un peu tendue, qui pourra s’épanouir plus tard dans le concert, peut-être.
Changement radical d’ambiance avec la cantate BWV 110, que notre bouche s’emplisse de joie. Bach a composé la cantate pour la première journée de Noël 1725. Merveilles que fit pour nous le Seigneur ! Les trois trompettes naturelles éclatent dans un tempo d’enfer, enfin, de paradis devrais-je dire… Tout y est : inflexions, nuances, pulsations, sourires de Raphaël Pichon, interventions des solistes au milieu du chœur. La rupture de mesure est parfaite, le phrasé et le crescendo qui suivent sont époustouflants. L’air de ténor qui suit se love sur un duo de flutes qui s’entrelacent l’une dans l’autre, différentes et pourtant jumelles. L’air d’alto met en valeur le hautbois ; beaucoup de conviction dans la voix de Lucie Richardot, au timbre si particulier, aux harmoniques complexes dans le grave, aux consommes enlevées. C’est bien cela qu’on attend d’elle ici : elle convoque l’enfer et Satan, tout de même… Le duetto soprano et ténor nous vient tout droit du Magnificat : un Gloire à Dieu enlevé, tout en vocalises parfois un peu brouillonnes. Suit un air de basse, face à l’orchestre presque au complet. Et vous pieuses cordes, chante-il en regardant le pupitre entraînant. Enfin un choral parfait nous emmène avec lui : nous chantons tous du fond de nos cœurs !
A l’entracte, tous les pupitres des violons et des altos sont remontés de trente bons centimètres. On amène une estrade pour le chef. L’orchestre revient mais les cordes ne s’installent pas, elles restent debout. Que se passe-t-il ? La réponse est dans la musique, incroyablement exigeante pour les musiciens. La cantate BWV 66/1, que les cœurs se réjouissent, est une composition de Bach pour le Lundi de Pâques, elle est toute énergie et virtuosité. A l’exception d’une phrase, chantée par l’alto et la basse, sur une gamme descendante qui en transcende le caractère affligé : l’affliction, la crainte, l’anxiété et le découragement…
Mais voilà que Raphaël Pichon enchaîne sans pause avec la cantate BWV 80, notre Dieu est une solide forteresse. Le long chœur d’introduction est considéré comme l’un des points culminants de la composition chorale de Bach. La première strophe est une sorte de motet, dans lequel les voix chantent chaque phrase sous une forme fuguée. Après chaque passage fugato, la mélodie du choral est jouée en canon entre les cuivres et le continuo. Je me sens coupable d’écrire que Bach est un génie, mais bon sang, quelle musique… Et voir les dix violonistes debout, qui crépitent, se plient et se détendent dans un seul mouvement, est un bonheur pour les yeux. Mes oreilles quant à elles sont déjà comblées depuis longtemps ! Les airs et récitatifs suivent ; la remarquable diction de la basse, consonnes projetées mais pas trop, du corps et du cœur ; le ténor et l’alto qui se marient avec le violon et le cornet ; le chœur qui semble toujours avoir des réserves de nuances et d’expressivité.
Enfin vient le Sanctus BWV 232, composé pour Noël 1724, intégré plus tard dans la fameuse Messe en Si. Le tempo est modéré, j’entends comme rarement les lignes ondulantes par paires de voix ; elles glissent, se superposent, se décalent. La fugue sur pleni sunt… est piquée, enlevée. Parfaite. Envie d’entendre la fin de la Messe…
Applaudissements, rappels, cris, bouquets, rappels, encores, saluts, bronca… rien n’y fait, le concert s’arrête là. Allez, vous, les Pygmalion, Raphaël, vous revenez l’année prochaine ?