En attendant l’ouverture des portes du musée Goya (1) me revient en mémoire ce quatrain appris par cœur à l’école de Charles Baudelaire, dans Les Phares (Spleen et Idéal, Les Fleurs du mal, 1857) :
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas (…)
Heureusement l’accueil chaleureux du personnel dissipe ce cauchemar poétique et je m’immerge dans la visite de ce phare parmi les musées de Midi-Pyrénées avec Montauban et Ingres, Albi et Toulouse-Lautrec.
Installé dans l’ancien palais épiscopal édifié au XVIIe siècle, dans des espaces agrandis et rénovés, repensés et accessibles à tous, le musée Goya expose environ 600 œuvres, peintures, sculptures, mobilier, armes, monnaies, etc. Parmi les artistes incontournables, les visiteurs vont retrouver autour de celles de Goya des œuvres de Pacheco, Velázquez, Murillo, Picasso (2) qui s’en est beaucoup inspiré, tout en découvrant de nombreuses nouvelles pièces, notamment modernes et contemporaines.
Parmi les chefs-d’œuvre du musée, il y a trois œuvres majeures du maître aragonais, La Junte des Philippines, le Portrait de Francisco del Mazo, et son célébrissime Autoportrait aux lunettes:
ainsi que ses très étonnantes gravures, eaux-fortes, aquatintes et pointes-sèches, au nombre de 80, dont l’ensemble est présenté en alternance.
Auparavant, je me suis longuement arrêté devant un superbe Portrait de femme (anciennement de Madame de Scott) de Federico de Madrazo y Kuntz (3):
et un Portrait de jeune madrilène de Claudio Coello, tous deux d’une précision quasi photographique, mais aussi devant le Contrebandier espagnol de Gustave Doré et l’émouvant Combattant espagnol de Javier Bueno (4) de 1938:
Ce soldat blessé, à la présence imposante, est directement inspiré du Saint Sérapion de Zurbarán. Le jeune homme à la tête penchée, au regard triste, semble découvrir le sang qui s’écoule de sa blessure. Les mains et les pieds sont disproportionnés et accentuent le traitement très expressif de cette représentation. Bueno peint ce combattant comme un martyr, positionné sous une arcade romane en référence aux saints du Moyen Âge. Il s’agit en fait du portrait de son ami Nazario Cuartero mort pour son idéal de liberté sur le front républicain de Madrid comme l’indique l’inscription en haut du tableau: « a mi amigo Nazario Cuartero muerto en el frente de Madrid ». Lorsqu’il peint ce tableau en 1938, Bueno est âgé seulement de 23 ans. Il a fui l’Espagne en 1936 avec sa famille et depuis Paris assiste à l’effondrement des forces républicaines.
Enfin la série de gravures de Goya intitulées Los Caprichos, Les Caprices (terme qui signifie « fantaisie »), consistant en une satire de la société espagnole de la fin du XVIIIe siècle, en particulier de la noblesse et du clergé, ne laissent de me sidérer. Dans la première moitié se trouvent les gravures les plus réalistes et satiriques, où Goya « critique le comportement de ses congénères en se fondant sur la raison », dans la seconde moitié, il abandonne la rationalité pour l’absurde; ses gravures fantastiques montrent des visions délirantes d’êtres étranges qui ont peut-être inspiré Baudelaire.
Ici il a mis en scène de nombreux ânes habillés en humains, l’animal incarne l’ignorance et la stupidité des hommes:
L’Asnéria de Pilar Albarracin (5), une installation en 3 dimensions, prêtée par le Musée des Abattoirs (FRAC d’Occitanie), vient très logiquement conclure la visite: dans cette installation théâtralisée, l’artiste s’appuie sur les gravures des Caprices qui utilisent la figure de l’âne, afin de nous interpeller sur les mœurs humaines et les croyances populaires, il évoque une mode en vogue à la fin du XVII|° siècle liée à la recherche d’ancêtres de haute lignée (dans la planche 39, l’âne tient un livre faisant apparaître un blason de la race des ânes). Ainsi, l’installation de Pilar Albarracín qui met en scène un âne empaillé juché au sommet d’un monticule d’ouvrages, renvoie à cette quête généalogique. Dans l’imaginaire collectif, l’âne est une créature têtue, paresseuse et lascive, mais également humble, courageuse et pacifique. Derrière cette fable qui prête à sourire, il est le reflet d’un monde à l’envers où la soi-disant bêtise animale devient figure de connaissance. Se cache ici une morale sur les dérives de l’érudition et la transmission du savoir. Pilar Albarracin interroge notre propre rapport à la pensée et à la culture, et plus largement elle se livre à une critique sous-jacente du monde de l’art, son fonctionnement et ses enjeux.
Quand nous sortons, une visite guidée de groupe débute, et j’entends une visiteuse se faire prier en ronchonnant: « il faut se le gagner avec la route tortueuse pour venir de Toulouse, puis ce chantier de doublement de la voie rapide où l’on sacrifie des dizaines d’arbres sous la protection d’un fort contingent de gendarmes »: même si je partage sa révolte devant les gâchis sylvestres et autres de notre société consumériste, j’ai envie de lui répondre qu’elle n’a pas perdu son temps avec le poème de Ruben Dario À Goya !
Puissant visionnaire,
rare d’esprit téméraire,
Pour toi, j’allume mon encensoir.
Pour toi, dont la grande palette,
capricieuse, brusque, inquiète,
tout poète doit aimer;
par tes visions sombres,
tes rayons blancs,
tes noirs et vermillons;
par tes couleurs dantesques,
pour tes beaux pittoresques,
et les gloires de tes fresques.
En déjeunant à l’ombre protectrice de la statue de Jean Jaurès, je repense aux Goyescas, cette suite pour piano de 1911 considérée comme le chef-d’œuvre du compositeur Enrique Granados, qui écrivait à propos du maître; « Je suis amoureux de la psychologie de Goya, de sa palette, de sa personne, de sa muse, la duchesse d’Alba, des disputes qu’il avait avec ses modèles, de ses amours et liaisons. Ce rose blanchâtre des joues qui contraste avec le velours noir; ces créatures souterraines, ces mains perle et jasmin reposant sur des chapelets m’ont possédé. »
Jean-Marc Luisada
Goyescas Suite – 3. El Fandango del Candil
Mais je repense aussi à La Maison du Sourd de l’Arche de Noé-Théâtre, un moment important du théâtre contemporain, mis en scène de façon remarquable par Guillaume Lagnel en 1999, d’après les Peintures Noires de Goya, sans paroles, entre silence et musique de Christobal Halffter: sur la scène du Théâtre Daniel Sorano, l’épisode sanglant et tristement célèbre du Très de Mayo incarné par les comédiens de cette Compagnie, « athlètes du cœur dans la tradition d’Artaud et de Grotowski », m’avait bouleversé.
Sur la route du retour, je me promets de revoir L’ombre de Goya de Jean-Claude Carrière, séduisante succession d’éclairages livrés non sans émotion par un grand conteur d’histoires, disparu peu de temps après réalisation du film: amoureux des arts et fin connaisseur de Goya, il nous guide dans cette œuvre incomparable pour en percer le mystère, il accomplit un dernier voyage en Espagne qui le ramène sur les traces du peintre, il tisse des liens avec des artistes issus du monde du cinéma, de la littérature et de la musique, montrant à quel point l’œuvre de Goya est encore influente; au-delà de sa portée picturale immense, il engage un dialogue entre les vivants et les morts, comme celui que le musée Goya propose avec d’autres plasticiens.
Je reste admiratif de cet homme qui fut peintre de cour, et aurait pu le rester, mais aussi des plus pauvres, ouvrant grand son esprit et son âme sur les turpitudes humaines qu’il perça à jour, et qui a anticipé la modernité à travers son génie pictural et les sujets qui le préoccupaient: la guerre, la migration et l’exil, le handicap (lui-même était sourd), et surtout, les stigmates d’un monde de fous. Sans oublier qu’il se réfugia en France et mourut en exil à Bordeaux.
Il ne faut pas hésiter à aller Castres rendre visite à Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco de Goya, né le 30 mars 1746 à Fuendetodos, près de Saragosse, et mort le 16 avril 1828 à Bordeaux, en France, peintre et graveur de génie, l’un des artistes les plus marquants de l’Espagne moderne.
Et lui dire avec Rafael Alberti:
Peintre
Que la Grâce pleure en ton immortalité
Et que sourie l’Horreur.
PS. Seul petit regret: le Chanteur et le Guitariste de Flamenco de Carlos Pradal (1032-1988), ma toile préférée de celui-ci avec le portrait le la regrettée Claire Pradal, n’est plus visible… Lui aussi avait totalement intégré l’influence de Goya.
Pour en savoir plu s:
1- Musée Goya – Musée d’art hispanique Rue de l’Hôtel de Ville 81100 Castres
Tel : 05 63 71 59 30
2– Le musée Goya s’associe au programme international de la « Célébration Picasso 1973-2023 », le 50e anniversaire de la disparition de l’artiste espagnol. Organisée avec le soutien exceptionnel du musée national Picasso-Paris, le musée du Louvre et la Bibliothèque nationale de France, l’exposition présentée à Castres s’intitule Goya dans l’œil de Picasso, du 30 juin au 1er octobre 2023. À travers une sélection d’œuvres graphiques, cette exposition explorera les terres partagées par les deux artistes, et plus particulièrement l’influence que Goya a pu exercer sur la production de Picasso.
3- Federico de Madrazo y Kuntz (Roma, 1815-Madrid, 1894)
4- Javier Bueno (Vera de Bidasoa, 1915 – Fiesole de Caloine, 1979)
5- Pilar Albarracin, née à Séville en 1968, explore les clichés de la culture populaire espagnole, les stéréotypes liés à la femme et la permanence des figures du pouvoir. Elle diversifie ses pratiques et ses références tout en convoquant l’ironie et le récit dans ses œuvres.