Et si le théâtre n’était autre qu’« une cérémonie de désenvoûtement d’un monde spectaculaire en crise ». La formule, surtitre emprunté au premier spectacle que présente le théâtre Sorano, La Séance, a le mérite d’allier la poésie à la réflexion. Et tout au long de la saison, comme un leitmotiv, des pièces ne cessent en effet d’interroger le théâtre et son processus de création. C’est le cas de La Séance, avec la compagnie toulousaine MégaSuperThéâtre et leurs circassiens, mais aussi de Contact, l’histoire d’une troupe qui tente de créer son spectacle malgré le parasitage des nouvelles technologies, ou encore de Dans ma chambre#2, tentative complice et périlleuse d’un duo essayant de monter un numéro de lancer de couteaux à Marseille, et qui se penche sur la notion de ratage et de répétition avec humour.
Dans la forme aussi, le théâtre se réinvente, repousse ses limites et trouve de nouvelles lignes d’expression : par la restitution d’enquête ; par l’appunti, sorte de carnet de notes visuelles ; par le Stand-up avec Thomas joue ses perruques joué par le comédien Thomas Poitevin qui dresse une galerie de portraits désopilants ; par le comique de crispation avec Heimweh ; ou par la pluridisciplinarité des arts comme la pièce La Cachette de Baro d’evel de retour cette année après son succès et qui mêle musique, danse et arts plastiques.
Mais il ne peut y avoir de réflexion sur ce qui fonde le théâtre sans une observation fine de notre époque. Pour être de son temps, le théâtre doit parler de ce qui nous touche au quotidien. C’est la raison pour laquelle certaines pièces prennent comme matériau l’actualité avec des sujets allant du féminisme, à la collapsologie en passant par le confinement sans oublier la crise climatique avec Nous étions la forêt. Agathe Charnet (déjà présente l’an dernier avec Ceci est mon corps) aborde la vulnérabilité de nos écosystèmes via la comédie musicale. Relire l’actualité à travers le prisme du cabaret brechtien, avec le burlesque Birgit Kabarett ; ou par la dérision de la décapante compagnie L’avantage du doute avec Encore plus, partout, tout le temps ; avec la journaliste Giulia Foïs dans Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? Abysses, joué par le comédien Solal Bouloudnine (déjà vu au Sorano dans Seras-tu là ?) et accompagné par une musicienne, rend compte quant à lui de la crise des migrants par le biais d’une enquête, celle de l’auteur Davide Enia, invité à Lampedusa pour ausculter ce drame.
Deux pièces reviennent sur des faits divers datés : Tatiana, dans laquelle le propre frère de cette lycéenne de Perpignan disparue en 1995, raconte sa résilience à travers ce conte autobiographique aux accents almodovariens (dans le cadre du festival Place de la danse) ; En une nuit revient sur l’assassinat du cinéaste Pier Paolo Pasolini et l’écriture collective, au service de son héritage, met en action sa pensée en mêlant le joyeux au tragique.
Quand on colle à notre époque, un sujet en particulier fait rage : celui de l’identité, de qui nous sommes. Pour comprendre le monde, il faut partir de soi, de celui qui est dans le monde. Car la place que nous occupons détermine notre vision des choses. Bon nombre de projets prennent cette problématique à bras le corps. À travers notre accent ou notre langue, dans Parler pointu. Nos racines sont aussi le sujet de Il n’y a pas de Ajar, dont le texte de l’intellectuelle rabine Delphine Horvilleur met en scène le double fictif d’Émile Ajar, et questionne la transgression, la Bible, l’humour juif. La judéité mais aussi la maladie, dans Les gratitudes (adapté du roman de Delphine de Vigan) interroge notre moi et son rapport au souvenir. La maladie aussi, et la relation entre un maître et son valet font la matière de Fin de partie* de Beckett, mise en scène par Jacques Osinski avec Denis Lavant sur scène. Heimweh creuse le regard de l’autre, l’étrangeté de l’étranger jusqu’à l’absurde. Tom Na Fazenda (d’après le livre de Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme) s’empare de l’homosexualité avec une mise en scène brésilienne dans une esthétique brute, les pieds dans la boue et le sang. Quand Tiago Rodrigues, lui, observe l’identité du couple à travers la polyphonie de son Chœur des amants, Valérian Guillaume (présent l’année dernier avec Nul si découvert) raconte une fable sur l’identité façonnée par notre environnement dans Richard dans les étoiles : un prétexte pour dire la folie d’un monde qui ne se contrôle plus et où la poésie s’incarne dans l’altérité, le rêve d’être un autre.
Quand la question de l’identité se pose, il est tout naturel de porter un regard vers la jeunesse, elle-même en quête de sens et de repère. Les deux acrobates de Siffleurs de danse travaillent, en musique, l’équilibre, le vol et la chute comme des métaphores de l’adolescence en pleine maturation. Seuil, une pièce coup de poing qui sera en itinérance dans les classes de collèges et lycées, passe au crible le bizutage et les rites de la masculinité. Avec une joie féroce, Rébecca Chaillon, une habituée du Sorano, jongle avec le quotidien de l’adolescent et ses malaises et crée une pièce qu’elle aurait aimé voir à leur âge : Plutôt vomir que faillir. Sous forme de poème inspiré par les textes d’Allen Ginsberg et Barbara Stiegler, Howl2122 revient sur la pandémie et la jeunesse étudiante.
Mais quelle meilleure forme que le conte pour se plonger dans cette enfance tourmentée et jouer avec ses peurs ! Créé à Avignon l’an dernier, le jeune metteur en scène Igor Mendjisky revisite le conte des Frères Grimm et son Gretel, Hansel et les autres, mis au goût du jour, déploie sa féérie à l’aide de bruitages et de vidéos.
Parce qu’un théâtre ne se réinvente pas s’il ne s’adresse pas aux jeunes et qu’il n’est pas façonné par eux, le festival SuperNova, pour sa huitième saison, offrira un espace de création pour les jeunes talents avec 12 propositions. L’occasion de voir notamment un Shakespeare via le théâtre d’objets dans le cadre de Marionnettissimo, de panser ses blessures avec La nuit se lève ou de humer les dernières frites de Richard avant qu’il ne prenne le chemin des étoiles.
L’important, comme le rappelle Sébastien Bournac, directeur du Sorano, est d’œuvrer, de construire une utopie pour repousser l’insignifiance, la peur et la médiocrité en mettant « le théâtre au cœur de nos vies (…) et en chantant la joie d’être ensemble. » Souffleur de cette utopie, Sébastien nous glisse à l’oreille comme un mantra ces mots du poète et dramaturge russe Vladimir Maïakovski : « il nous faut arracher la joie aux jours qui filent. »
*Fin de partie a obtenu le prix Laurent Terzieff du syndicat de la critique en 2023.