Pour sa première venue à Toulouse, Sir András Schiff a conquis un public ébloui par la maîtrise et la grandeur d’un jeu musical d’exception. Le récital donné le 25 mai dernier à la Halle aux Grains ponctuait la saison des Grands Interprètes. Le choix d’un programme imaginé avec intelligence et sensibilité, l’utilisation d’un instrument particulier, des interprétations raffinées et coordonnées contribuent à marquer ce récital d’une pierre blanche.
Lorsque le musicien entre sur le plateau de la Halle aux Grains, il se dirige vers son instrument personnel, un magnifique piano Bösendorfer au revêtement tigré très particulier. Les premières notes, les premiers accords révèlent une sonorité ambrée d’une profondeur, d’une richesse de timbre proche de celui d’un pianoforte, la puissance sonore en plus. Le jeu du pianiste s’adapte parfaitement à cette subtilité des timbres.
Ce grand musicien aborde ce soir-là des œuvres de compositeurs qui représentent la base de son large répertoire : de Bach à Beethoven en passant par Haydn et Mozart. Mais la succession et l’ordre dans lequel ces partitions sont jouées n’est certes pas dû au hasard ! En effet, un lien organique relie les pièces entre elles et l’ensemble du programme évoque un voyage au pays des affects.
La première partie de soirée ressemble à un dialogue entre Bach et Mozart que Haydn vient accompagner avec bienveillance. Elle s’ouvre sur le Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo (Capriccio, ou Caprice, sur le départ de son frère bien-aimé), BWV 992. Il s’agit d’une pièce composée par Johann Sebastian Bach à l’occasion du départ, pour la Suède, de son frère aîné, Johann Jakob, auquel il était très lié. Cette œuvre de jeunesse destinée au clavecin est probablement le seul exemple de musique à programme composée par Bach. Chacun des six mouvements évoque explicitement un épisode de cette séparation. Admirablement détaillée cette succession est suivie de l’avant-dernière sonate pour clavier de Mozart, la n° 17 en si bémol majeur K. 570. A l’écoute, et ainsi jouée, cette partition semble nous raconter la même histoire de séparation. Alternant le sourire, le rêve et la nostalgie, le jeu d’András Schiff compose un tableau sensible et nuancé de ce dialogue au sommet.
Avec les deux pièces suivantes qu’il enchaîne sans interruption, l’interprète joue sur les oppositions. Le Ricercare de l’Offrande musicale, cadeau de Johann Sebastian Bach au roi Frédéric II de Prusse, déroule la lumineuse complexité de sa structure sous les doigts habiles du pianiste. Une impression de sérénité « universelle » se dégage de cette interprétation magistrale. Le contraste avec l’inquiétante Fantaisie en ut mineur de Wolfgang Amadeus Mozart qui suit n’en est que plus intense. Le compositeur déploie ici les éléments d’une véritable tragédie que l’interprète organise comme au théâtre, dans une sorte de traversée du miroir.
La Sonate n° 62 en mi bémol majeur de Joseph Haydn vient commenter cette intense confrontation. Composée à Londres en 1794, cette partition, proche du style beethovénien, éblouit par son déploiement aussi virtuose qu’expressif. András Schiff en caractérise chaque mouvement avec esprit, finesse et humour. Le Presto final en particulier fourmille de détails irrésistibles d’intelligence et même de drôlerie !
C’est à Beethoven que le grand pianiste consacre tout le second volet de son récital. Les Six Bagatelles opus 126, qui l’ouvrent font partie de ses dernières œuvres du compositeur écrites pour le piano. Chacune d’entre elles possède son propre caractère. L’interprète en souligne la diversité et la virtuosité de l’écriture. En particulier, la mélodie syncopée de la Quatrième n’est pas loin d’évoquer une séquence jazzistique comme on peut en découvrir une dans les variations de l’opus 111 !
La Sonate n° 21 opus 53, la célèbre « Waldstein », du même Beethoven couronne ce récital mémorable. Composée entre 1803 et 1804 et dédiée au comte Ferdinand von Waldstein, ami et protecteur de Beethoven, son surnom de « Sonate Waldstein » lui reste attaché. András Schiff en déploie les audaces avec un sens aigu de la rhétorique et des tensions rythmiques. Ainsi en est-il de l’agitation des premières mesures et des écarts mélodiques imaginés par le compositeur dans son Allegro con brio Initial. L’interprète habite l’extrême dépouillement de l’Adagio molto d’une tension palpable. La brièveté de ce mouvement conduit irrémédiablement à ce thème d’ouverture du Rondo final, d’une simplicité sublime qui a donné à l’œuvre son sous-titre « L’Aurore ». L’émotion générée par ce lumineux déploiement mélodique serre la gorge. Le pianiste développe ce motif comme une prière, comme un sourire derrière les larmes. Le trille central sur lequel se dessine la mélodie répétée fortissimo éclaire tout le mouvement d’un optimisme irrésistible. Jusqu’à l’éclatement final des couleurs et des timbres.
Comment résister à une telle adéquation entre la grandeur de l’œuvre et celle de son interprétation ? L’ovation que reçoit le pianiste témoigne de l’émoi généré par cet accomplissement. Celui-ci ne peut vraiment se soustraire au rite des bis. La beauté simple de la Mélodie hongroise, de Franz Schubert précède un retour vers le père Bach, avec une rutilante introduction du fameux Concerto Italien, originellement écrit pour le clavecin, mais ici admirablement éclairé sur le Bösendorfer de l’interprète.
A coup sûr, l’un des grands moments de la saison musicale !
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse