Pour une fois, le bon Joël Saurin a dérogé à ses principes en réinvitant le joueur de kora et chanteur Ablaye Cissoko (1), mais le public fidèle de la Pause Musicale (2) ne lui en tient pas rigueur, à voir la longue file d’attente dans la Cour du Sénéchal bien avant l’ouverture des portes.
Et moi non plus, car j’ai une grande empathie pour ce musicien de talent et d’une grande spiritualité. Je me souviens avec émotion l’avoir plusieurs fois invité avec la Commissions Culturelle au chevet dans les Services de Soins en Pédiatrie et en Gériatrie, du temps où j’étais délégué aux Projets Culturels du Centre Hospitalier Universitaire de Toulouse et où la Culture à l’Hôpital « pour améliorer le bien-être des Personnes Hospitalisées » n’était pas une bonne conscience pour ceux qui poussent toujours plus le Service Public dans les bras du Privé, mais une conviction de nos Ministres de la Culture, deux Dames je tiens à le préciser. J’avais demandé à Ablaye pour une Fête de la Musique de se produire devant les patients en état de se déplacer dans la Chapelle du Dôme de la Grave (aujourd’hui joliment restaurée) : ils les avaient enchantés non seulement par sa gentillesse souriante mais aussi par « sa musique de guérison », se jouant de l’acoustique difficile (plus de 10 secondes de réverbération) de la plus haute coupole de France après le Panthéon de Paris !
Je l’avais chaudement remercié de sa présence, louant sa musique, belle offrande d’harmonie et de générosité, et il m’avait confié : « Lorsque j’arrive à apaiser les gens avec ma musique, je me dis que j’ai réussi ma mission ».
Cette fois, c’est en compagnie de Cyrille Brotto (3) qui sillonne les routes depuis plus de vingt ans, animant concerts, bals et master-classes en France et en Europe, son répertoire s’étendant de la musique traditionnelle jusqu’au hip hop. Polyinstrumentiste, toujours à l’écoute, il compose, crée et enrichit son jeu au fil du temps, capable de nous amener dans des univers sensibles, foisonnants et divers, sans qu’il abandonne pour autant cette idée simple et joyeuse qui veut que la musique, ça touche d’abord le corps. Quand il joue, ça danse, ça danse toujours ! Et c’est bon ! On l’a beaucoup apprécié en duo avec le grand Guillaume Lopez : le Bal Brotto-Lopez rend ses lettres de noblesse au Bal Populaire des Pays d’Oc. Accordéon diatonique pour l’un, boha, fifres, flûtes et chant pour l’autre, Cyrille Brotto et Guillaume Lopez donnent à écouter et à danser une musique délicieusement rythmée.
Ce jour-là, une fois de plus, la Pause Musicale est victime (si l’on peut dire) de son succès, et son maître de cérémonie doit rappeler une fois de plus l’une des règles fondamentales de sa gratuité : les personnes entrées à l’ouverture des portes à 12h ne peuvent réserver qu’une place supplémentaire, et cela jusqu’à 12h15 ; avant d’annoncer les prochains concerts, y compris ceux à la Négrette (4), non loin de Fronton sur la route de Montauban, qu’il anime aussi avec son équipe.
Les beaux instruments ouvragés, la kora sénégalaise d’Ablaye Cissoko (qui l’accompagne partout en toutes occasions et porte le nom de sa mère, Amaly, disparue alors qu’il n’avait pas encore deux ans) et les deux accordéons diatoniques (un en tonalité sol-do et l’autre en fa-si bémol, fabriqués par la Fisarmoniche Castagnari, une entreprise familiale) de Cyrille Brotto (4), disposés sur le tapis chamarré aux chaudes couleurs, écoutent sagement cette introduction.
Dès que les musiciens, Ablaye, de son vrai nom Kimintang Mahamadou Cissoko, en costume traditionnel sénégalais, boubou en « bazin » (5) damassé bleu ciel dont les détails et les finitions de la couture sont “riches”, comme on dit chez lui, et bonnet rond, et Cyrille, vêtu de noir dans la grande tradition des musiciens de scène depuis le XVIIIe siècle, s’installent, un seul regard leur suffit pour faire rayonner sur nous des notes de musique comme une douce pluie de printemps. Et il n’est pas étonnant que ce morceau d’ouverture s’appelle Rencontre, une composition de Brotto. Suivent N’Na, Miliamba, Pa kaw, -qui évoque un ami du père d’Ablaye, grand flutiste, qu’il appelait Tonton et qui a beaucoup compté pour lui-, et Kolda: on se laisse emporter dans une douce rêverie loin du monde extérieur. Peu importe que les chants soient en dialecte, nous sommes envoutés et voyageons d’Occitanie en Afrique.
Au passage, Ablaye nous fait partager sa philosophie : « il faut vivre au maximum les bons moments partagés avec ceux que l’on aime ». Plus tard, il nous confiera aussi « quand on est amoureux, on peut nous mettre sous les yeux la plus belle ou le plus beau du monde, on ne le verra jamais ».
Sur Deme deme, il se lève et, avant de chanter, il nous parle de ces jeunes gens sans formation supérieure mais soutiens de familles qui quittent leur pays natal sur des pirogues pour l’Eldorado occidental, mais qui souvent n’arrivent pas au bout du voyage, sans que leurs proches sachent ce qu’ils sont devenus, tout en s’en doutant. « C’est un grand fléau avec environ 3000 morts en 2022 » répète le musicien.
On sait que la Méditerranée est un vaste cimetière, mon cher Gianmaria Testa, trop tôt parti, révolté, l’a évoqué plusieurs fois dans ses superbes blues piémontais, d’Altre latitudini à Da questa parte del mare en passant par Al mercato di Porta Pallazo, comme son ami l’écrivain Erri de Luca, au grand dam des égoïsmes attisés comme toujours par les populistes, pas seulement italiens loin de là. Mais on ne répétera jamais assez que si « un immigrant est un Individu mal informé, rêvant d’un monde meilleur, qui pense qu’un pays est meilleur qu’un autre », selon la définition d’Ambroise Bierce, nous sommes tous les immigrants de quelqu’un ; et que nous sommes tous frères devant la mort.
Ablaye et Cyrille reviennent à des thèmes plus sereins avec Signoulou et Instant (autres compositions de Brotto), Kano m’bife Troisième Z, et l’on apprécie leur belle complicité, chacun prenant des soli et assurant la rythmique pour l’autre à tour de rôle, quand ils ne jouent pas à l’unisson ; leur duo où se croisent la tradition mandingue et l’esprit de la valse européenne, leur finesse harmonique et leur humour léger font chaud au cœur. « Instrument à mi-chemin entre la harpe et le luth, la kora s’étale en harmoniques, tandis que l’accordéon improvise des chœurs ».
En rappel, ils nous gratifient d’Amanke Dionti qu’on peut traduire par : « elle n’est pas ton esclave » qui nous parle des femmes d’Afrique, de l’exploitation dont elles font l’objet et du manque de respect.
Mais il faut déjà se séparer car la Pause musicale est toujours limitée à une heure ; c’est ce qui fait d’autant plus sa valeur.
Tandis que les musiciens rangent leur matériel avant de reprendre la route, aidés par l’équipe de la Pause, et que j’ai du mal à partir, me revient soudain de façon impromptue un vers du magnifique poème de Léopold Sédar Senghor, « Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? ».
Ablaye Cissoko, le fils de griot, héritier de cette grande histoire, n’interprète plus de chants relatant guerres tribales et conquêtes guerrières, mais une musique limpide et moderne autant qu’intemporelle avec des paroles que l’on devine, la plupart du temps, sereines, même si l’on ne comprend pas le dialecte mandingue.
Continuant à cultiver les fraternités musicales de haut niveau qu’il affectionne, il a trouvé en Cyrille Brotto un complice idéal pour tisser la toile de ses paysages intérieurs, reflets à de sa profonde spiritualité, et nous les faire partager de sa voix de miel.
En quittant la Salle du Sénéchal, retrouvant les bruits souvent discordants du monde, je me fais la réflexion suivante : alors que, bien installés dans leurs fauteuils dorés, certains s’ingénient à accrocher leurs épées de Damoclès au-dessus de nos têtes, et d’autres, à mettre en pièces le programme du Conseil National de la Résistance, jusqu’au système des retraites par répartition, la Pause Musicale était bien ce jour-là une oasis de douceur dans un monde de brutes.
PS. Prochain concert d’Ablaye Cissoko et Cyrille Grotto à Toulouse Salle Nougaro le 18 avril. Faites-le savoir autour de vous.
Un grand merci à Jean-François Le Glaunec pour ses belles photos.
Pour en savoir plus :
2-La Pause Musicale : https://metropole.toulouse.fr/agenda/pause-musicale-janvier-avril-2023
4-grandsud82.fr/culture/spectacles/
5-Le bazin africain est une étoffe à base de coton teinté artisanalement pour devenir un tissu damassé caractérisé par la raideur et une éclatante brillance.