Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
La réédition voici quelques mois du Quai de Wigan dans une nouvelle traduction de Clotilde Meyer et Isabelle Taudière, avec une préface de Jean-Laurent Cassely, permet de redécouvrir l’un des essais majeurs de l’auteur de 1984 et de La Ferme des animaux. Le livre, paru en 1937, est resté célèbre pour sa description des conditions de vie de mineurs et de chômeurs du nord de l’Angleterre, ainsi que pour la méthode mise en œuvre, puisqu’Orwell partagea plusieurs mois l’existence de ces gens ordinaires. Le Quai de Wigan est par là même une réflexion sur le mépris de classe et les préjugés sociaux de la bourgeoisie – plus particulièrement « progressiste » – envers les milieux populaires. L’essai d’Orwell impressionne par sa prescience, ses intuitions, sa dimension visionnaire tant nombre de pages semblent avoir été écrites à propos des temps où nous sommes.
Orwell n’a pourtant pas connu les smartphones, les QR codes, les algorithmes, les drones, les GPS et autres facilités numériques, mais sa description d’un « monde intégralement mécanisé » nous rendant « aussi dépendant de la machine que les civilisations antiques l’étaient de l’esclave » reflète notre présent. Au-delà du mode de production techno-industriel qu’implique le machinisme, soit « une intercommunication constante et des échanges de biens permanents entre les différentes régions du monde » (que l’on nommerait désormais « mondialisation »), Orwell pointe l’altération de connaissances, de pratiques, d’expériences concrètes qu’opèrent les machines sur les hommes.
Orwell contre les machines
Si tout peut être fait par des machines, tout sera fait par des machines car « à partir du moment où la machine est là, on se sent obligé de s’en servir. » Plus de place dès lors pour le savoir-faire, l’intelligence de la main, les plus élémentaires activités physiques, toutes choses superflues à l’ère de l’automatisation. La sécurité et le confort induits par le progrès mécanique tendent selon Orwell à « réduire l’être humain à quelque chose comme un cerveau dans un bocal » ou « un estomac ambulant », à façonner un individu indolent baignant dans des loisirs ineptes ou une consommation de produits standardisés.
Le Quai de Wigan dissèque aussi le discours accompagnant « l’idée de progrès mécanique, perçu non comme un progrès nécessaire mais comme une fin en soi, presque comme une religion d’un nouveau genre. » Puisque, selon la doxa dominante, « la machine est au service de l’homme », « la moindre tentative visant à contrôler le développement de la machine nous apparaît comme un blasphème. » Orwell démonte implacablement les arguments des « apôtres de la modernité » transformant le moindre réfractaire au grand bond en avant technophile en « réactionnaire moyenâgeux » coupable de tous les maux, « de la lèpre à l’Inquisition », et rêvant de vivre dans une « caverne paléolithique puante ». Pourtant, « la répugnance pour un avenir mécanisé n’implique aucune forme de sympathie pour une quelconque période du passé » et « une forme désirable de civilisation » est un objectif à atteindre qui n’a pas besoin d’un illusoire retour en arrière sur l’air du « C’était mieux avant. »
D’ailleurs, Orwell n’entretient aucune illusion sur une hypothétique destruction des machines. La machine étant là pour durer, il est indispensable de l’accepter, écrit-il, mais « l’accepter un peu comme on accepte un médicament – c’est-à-dire à contrecœur et avec un brin de méfiance. » Car elle est « utile, dangereuse et crée une accoutumance. Plus on s’y soumet, plus elle nous tient sous son joug. » Cette lucidité envers « la civilisation machiniste », y compris dans l’emprise séduisante qu’elle exerce sur chacun de nous, est précieuse. Le Quai de Wigan, à ranger dans sa bibliothèque entre La France contre les robots de George Bernanos et L’Obsolescence de l’homme de Gunther Anders, nous avertissait de façon prémonitoire que l’homme augmenté, promis par les gourous et apprentis-sorciers de la tech, sera avant tout un homme diminué.