Tempus fugit velut umbra, le temps fuit comme une ombre, disaient les anciens Romains.
Un des privilèges de l’âge, quand on a bonne mémoire, c’’est de souvenir des belles choses, par exemple les émotions amoureuses… ou artistiques.
Et des lieux où le spectacle vivant nous a émerveillé, y compris ceux qui ont disparus: à 70 ans bien sonnés, c’est mon cas à Toulouse en particulier.
Je reviendrai dans d’autres chroniques sur le Théâtre du Taur et le Théâtre Michèle Lazès, le Théâtre de la Digue, la Mounède-Maison des Racines du Monde, lieux du rayonnement culturel toulousain aujourd’hui disparus.
Mais d’abord, je voudrais évoquer le Centre Culturel Municipal, l’Espace Croix-Baragnon, où j’ai vu des artistes exceptionnels au cours des années 1960 à 80, avant d’y créer mes premiers concerts poétiques.
La rue Croix-Baragnon tient son nom d’une croix de carrefour, installée au milieu du croisement des rues Tolosane et des Banniers (actuelle rue des Arts).
L’hôtel Sahuqué, y a été construit en 1873, dans le cadre de l’alignement des façades du côté nord de cette rue Croix-Baragnon, qui commence à partir de 1870. L’ensemble construit était typique du style haussmannien toulousain avec une façade en brique claire recouverte de badigeon ocre à l’italienne.
Légué à la ville au XIXe siècle par Théodore Ozenne (1814-1895), un banquier qui fut adjoint au maire et bienfaiteur de la Ville, cet ancien hôtel particulier de près de 2700 m² de surface devait, selon les dernières volontés de celui-ci, « être ouvert au plus grand nombre ». Ce qui a été superbement le cas pendant plusieurs décennies; et il est bien dommage qu’il ne réponde plus à sa vocation première.
Situé dans le cœur historique de Toulouse, cet espace « multiculturel » puisqu’il permettait de voir aussi bien des concerts ou spectacles (à la Salle Bleue) que des expositions (dans la grande salle du rez-de-chaussée) formait avec les lieux qui l’entourent (cathédrale Saint Etienne, musées des Augustins, maisons de vente, antiquaires et galeries d’art) « un véritable écosystème culturel emblématique de notre ville ».
Le point commun de toutes ces activités culturelles était toujours la qualité et le lieu fut un outil fondamental de l’entrée en modernité de Toulouse au niveau des arts plastiques, mais aussi dans bien d’autres domaines comme la musique, toutes les musiques.
D’une capacité de 180 places, la Salle Bleue bénéficiait d’une très forte notoriété dans le Sud-Ouest et même au niveau national puisque de nombreux artistes souhaitaient s’y produire.
Certes, il fallait passer la grande porte cochère, puis monter au 2e étage de cet immeuble bourgeois par un escalier, jouer avec la perspective du pylône central, il fallait « se le gagner » comme disait la douce amie de mes 20 ans, mais une fois installés, tous sans exception, toutes générations et classes sociales confondues, nous nous y réchauffions l’âme tant il y avait tant de bleu dans sa programmation qu’on n’y voyait que du feu.
C’est Monsieur Christian Schmidt (1919-2003), homme de grande culture, résistant et déporté, ami du comédien René Gouzenne, aimant dire des textes de Tchekhov ou de Beckett à la Cave Poésie de celui-ci, ce peintre (qui refusa par déontologie d’accrocher ses propres tableaux dans la maison qu’il dirigeait), qui a ouvert là en 1964, à la grande époque des maisons de la culture, le Centre Culturel Municipal, appelé par la suite, Espace Croix-Baragnon, « avec des employés municipaux et un budget alloué et débattu à la mairie, comme la voirie et les pompes funèbres ».
Il y avait en ce temps-là un projet artistique, une volonté de pédagogie ouverte vers le spectacle vivant et les arts plastiques, une flamme pour initier encore et encore le plus grand nombre à des étonnements culturels émancipateurs.
Ce lieu unique, qui a eu dès lors pour mission d’être un vecteur de diffusion de la culture à destination de tous les publics, abritait à son apogée une salle d’exposition, une bibliothèque et des ateliers d’arts plastiques, mais surtout une salle de spectacle, d’abord rouge, puis bleue, qui cumulait les handicaps, on l’a dit, d’être au second étage du bâtiment… et d’avoir un pilier en son centre. Et pourtant, elle fut longtemps le cœur battant du spectacle vivant à Toulouse, en lien avec les associations culturelles.
Madame Maryvonne Marco, femme de grande classe et culture, qui a succédé à Monsieur Schmidt, coule aujourd’hui une retraite bien méritée, entre ses petits-enfants et ses activités caritatives, après en avoir fait, à la suite de celui-ci, le premier établissement culturel de la ville, faisant briller ce lieu de mille feux pendant plus de 25 ans.
À travers les diverses thématiques qu’elle déclinait, que ce soit en musique ou en théâtre, il faut la remercier d’avoir répondu à la mission d’accueil de projets novateurs d’un centre culturel digne de ce nom: découvertes de jeunes talents, premières auditions à Toulouse, résidences de créations, sorties d’albums, lectures et invitations d’auteurs contemporains…
Diplômée de Sciences Po, recrutée sur concours par Monsieur Pierre Baudis, après s’être occupée du château d’Eau à ses débuts avec Yan Dieuzaide, elle en a assumé, avec carte blanche de ses tutelles, la programmation pour 3 soirs d’affilée par semaine, hors vacance scolaires (plus de 150 dates par année !); à l’exception des petits concerts classiques du mardi à 18h30 créés par Xavier Darasse, le génie tutélaire du lieu, directeur musical de 1967 à 1973, et des expositions d’art contemporain, le domaine d’Yvan Erpeldinger.
Elle organisait aussi, avec sa fine équipe, exclusivement féminine (à l’exception des «régisseurs»), les Fêtes de la Musique, point d’orgue de ses saison, toujours dans la cour du Centre culturel et refusant du monde, et les Concerts d’orgue , mais aussi en la cathédrale de Gospel, par exemple celui des The Nightingales, les Rossignols, chanteuses de gospel époustouflantes, très rondes et pleines de grâce, dansant sous le pilier où repose Pierre-Paul Riquet, ou le grand (à tous points de vue) Jan Garbarek célébrant son Officium novum avec The Hilliard Ensemble etc. etc.
Tous ces moments exceptionnels, tous ces artistes dont elle garde précieusement les photos, il faut le souligner, étaient ses coups de cœur, et elle se souvient avec émotion de Buffo le clown, Ravi Sankar, Moustaki, Rufus, Georges Arvanitas, Louis Chedid, Michel Portal, Anna Prucnal, Tuxedo Big Band, Mouloudji à qui Madame Conté, dont la pâtisserie très renommée, à juste titre, est située juste en face du Centre Culturel, avait offert un bouquet de violettes, etc. etc.
Elle a eu sans doute un pincement au cœur en quittant cet Espace, après beaucoup de très belles rencontres avec les artistes, à quelques rares exceptions près qui confirmaient la règle, et d’innombrables moments de partage avec un public fidèle et enthousiaste.
Comme l’écrivait, dans les Notes de Passage de son site Esprit Nomades, Gil Pressnitzer, grand passeur culturel devant l’Éternel, -qui fera rayonner cet héritage en créant la Salle Nougaro, bleue elle aussi, ce n’est pas un hasard-: « Ce fut l’âge d’or culturel de Toulouse avec des rencontres comme le contre-ténor Alfred Deller et ses amis assis autour d’une table de taverne, Le Modern Jazz Quartet et son sérieux empesé, Anne Sylvestre et ses douleurs, Pierre Henry et son apocalypse que nous écoutions en rond, Peter Brook et ses Shakespeares, et tant et tant d’autres merveilles. »
Personnellement, je me rappelle toujours avec beaucoup d’émotion les concerts de mon cher Francis Bébey, si peu prophète en son pays, de retour du Carnegie Hall de New York, Temo le barde kurde aveugle, Gilles Servat et Dan Ar Braz, les bardes bretons,
Gilles Vignault le portageur de rêves canadien,
César Stroscio, le bandonéoniste du Cuarteto Cedron et d’Angélique Ionatos,
Didier Lockwood l’éternel jeune homme au violon,
mais aussi Athualpa Yupanqui que peu de gens connaissaient à l’époque, Jean-Jacques Milteau, l’harmoniciste préféré des Bluesmen américains, Madredeus, Paco Ibanez et Luis Llach, les phares de la chanson poétique espagnole en exil, Vicente Pradal et Bruno Ruiz, les chantres de la culture républicaine en exil à Toulouse,
Henri Gougaud le conteur coquin,
Nilda Fernandez et Serge Guirao,
Etc. etc.
Dans « une salle bleue noire de monde », comme l’avait relevé les petites filles de Madame Marco dans un article de la Dépêche du Midi.
Je laisserai le mot de la fin au regretté Bernard Lescure, chef du service « Culture Spectacles » de la Dépêche du Midi, qui avait fort bien noté avec humour dans le quotidien régional: « le pilier de la Salle Bleue, c’est le pilier de la Culture à Toulouse ».
E.Fabre-Maigné
PS. La vente de l’espace mobilier proprement dit de l’Espace Croix-Baragnon a été officialisée en 2016 par la Ville de Toulouse et près de 4000 personnes ont alors signé une pétition en ligne pour s’opposer au processus de cession d’un bien municipal et culturel.
Ce qui est sûr, c’est que sa vocation multiculturelle au sens premier du terme, c’est-à-dire dédiée aux arts en général et au spectacle vivant en particulier, n’est plus qu’un lointain souvenir.
Mais quel souvenir inoubliable !