Stéphane (Laure Calamy) partage son temps entre son travail à la chaine à la conserverie de poissons, son temps libre comme visiteuse en prison. Alors qu’elle va bientôt se retrouver à la rue, elle décide de contacter son père biologique, qu’elle n’a jamais connu. Riche entrepreneur, Serge (Jacques Weber) accepte de la rencontrer, et la ramène dans son quotidien : sa luxueuse demeure avec son excentrique épouse Louise (Dominique Blanc), sa fille George avec qui il travaille (Doria Tillier), sa petite-fille Jeanne (Céleste Brunnquell), la bonne Agnès (Véronique Ruggia Saura). Alors que toutes voient d’un mauvais œil l’arrivée de cette pièce rattachée, Serge souhaite en faire une alliée pour empêcher les plans de sa famille qui veut l’éjecter de sa propre entreprise.
Dans cette bourgeoisie où tout n’est que masques, manipulations, attaques, Sébastien Marnier s’amuse à jouer avec les spectateurs, que ce soit par la suspension d’incrédulité qu’ils ont bien voulu consentir, ou leur cinéphilie : l’ouverture très Brian De Palma, le sujet mais aussi la mise en scène chabroliennes pour les plus évidentes (je vous laisse le plaisir de la suprise des autres), Métafilm sur les acteurs, comme Sunset Boulevard qu’il cite, L’Origine du mal est un jeu de massacre jubilatoire à l’humour irresistible, où le spectateur se fait manipuler du début à la fin.
Invité du dernier Fifigrot pour accompagner son film, voici l’interview de Sébastien Marnier,
*La toute première idée à la base du film ?
Un scénario, c’est vraiment une succession de choses. La première impulsion était de faire un film sur la famille, avec ma vision de la famille. Je suis parti de l’histoire de ma mère qui a retrouvé son père biologique quand elle avait soixante-cinq ans. Cette histoire avait quelque chose de tout à fait romanesque, une bombe à fragmentation qui a bouleversé toute la famille.
Et puis, il y avait quelque chose qui résonnait avec ce que j’aime faire dans mes petits films de genre : être quand même un peu politique. Ma mère était une femme très engagée politiquement, elle est toujours communiste. Avec mes parents, on venait du 93, et mon frère et moi n’avions pas le droit de fréquenter des gens de droite. Quand elle a rencontré son père qu’elle avait fantasmé toute sa vie, elle l’a aimé dès le premier regard. Il s’est avéré que c’était un homme plutôt très à droite, assez riche, qui était banquier, et cela ne lui a posé aucun problème. Le chamboulement que cela a eu sur mon frère et moi était déjà intéressant.
Il y avait également comme un personnage de transfuge de classes qui m’intéressait beaucoup, et c’est ainsi que le personnage de Stéphane joué par Laure Calamy s’est construit.
Dans vos trois longs-métrages, vos protagonistes sont des transfuges de classe. Pourquoi cela vous poursuit-il ?
Parce que je crois que j’en suis clairement un en fait. Ce sont des personnages dans toute leur folie qui me touchent, car je suis comme eux : je suis un gamin des 4000, et se faire une place dans le milieu bourgeois du cinéma français n’est pas évident. Maintenant, ça va mieux, et sûrement que je suis devenu plus bourgeois depuis quelques années. Mais ce n’est pas un monde très facile à pénétrer, et pas forcément très accueillant non plus à certains endroits. Même après trois films, même vivant à Paris, je crois que je serai toujours un prolo dans ma tête, et je trouve que c’est bien.
Vous ressentez-vous atteint du syndrome de l’imposteur ?
Non je ne crois pas, même si je le suis sûrement à des moments, comme tout le monde. Ce qui m’intéresse dans les personnages que j’écris est nourri par ce que j’observe. C’est une grande passion pour moi d’observer les gens. Tous les humains sont leurs propres antagonistes : on peut être à la fois hyper drôle et bienveillant, et monstrueux par moments. Je le suis, et je me suis toujours identifié à chacun de mes personnages, dans mes romans ou dans mes films, dans leur part obscure, comme leur part fantaisiste et joyeuse, drôle et touchante à des endroits. Je pense qu’on l’est tous.
Cela ne fait aucun doute que vous aimez tous vos personnages dans vos trois longs-métrages.
Oui, je les aime tous, mais ça ne veut pas dire que je valide tout ce qu’ils font, ou que je leur excuse tout. Mais oui, je les aime dans le sens « je les comprends », ils me touchent. J’ai beaucoup de mal quand un scénariste ou un metteur en scène regarde de haut ses personnages, comme des marionnettes. De même, les acteurs ne doivent pas se poser de question sur la manière dont ils vont défendre ses personnages-là : il n’est pas question de les défendre, mais de les incarner, donc on les accepte tels qu’ils sont.
Si j’avais vu votre film sans rien en savoir, j’aurais reconnu votre patte, pour les raisons qu’on vient d’évoquer. C’est très agréable de voir que des réalisateurs français ne sont pas interchangeables.
Merci, car c’est ce que j’espère, parce qu’effectivement, l’idée de l’œuvre est un but depuis qu’on m’autorise à faire du cinéma. C’est fondamental, ça m’anime. Je me souhaite de pouvoir faire des films toute ma vie, avec certains sûrement moins réussis que d’autres, – il faut l’accepter, on a tout à fait le droit à l’erreur d’ailleurs -, mais dans tous les cas de les penser de A à Z, surtout de les travailler, de les réfléchir, d’utiliser une langue qui corresponde à l’histoire que j’ai envie de raconter. La langue n’est pas complètement la même dans les trois films, et malgré tout, ils ont un vocabulaire et un univers communs. Pour ces trois films, ça a toujours été des parcours du combattant malgré tout, mais cette sincérité dont vous parlez, fait aussi que les gens me suivent.
L’Origine du mal est un film choral, contrairement à vos autres longs-métrages. Comment votre écriture et votre mise en scène ont-elles changé ?
C’était plus « complexe » à écrire, mais vu que je faisais un film sur la famille, c’était un peu un passage obligé, en tout cas c’était essentiel pour moi d’essayer sur cette année et demie d’écriture qu’a duré l’écriture du scénario de donner de la place à tout le monde, et même aux petits rôles, pour qu’ils puissent exister et avoir une vie. Écrire ce scenario a été un exercice très jubilatoire car il y a des révélations tout le temps, j’ai l’impression qu’il a vingt-cinq fins. Cela m’éclate aussi d’écrire ça : je n’ai envie que de m’amuser tout le temps. Après, c’est du travail et c’est dur, mais il faut que tout ça soit une fête. Je crois qu’on réussit à créer ça malgré tout sur chaque tournage : j’accepte de passer plusieurs mois seul face à mon cahier ou mon écran pour écrire un scénario, parce que je sais qu’il y a aussi cette récompense du collectif après. J’avais vraiment envie d’écrire plusieurs personnages, et surtout, au delà de ça, de tisser des liens entre toutes ces femmes, – sœur/demi-sœur, grand-mère/petite fille, mère/fille, femme/amante, et femme/employée.
Ce qui était plutôt personnel aussi, en tout cas dans la direction d’acteurs avec tout mon casting, toute ma troupe, est que je leur ai dit « faut jamais oublier que tout le monde peut coucher avec tout le monde » alors qu’on était en train de faire un film sur la famille. Tous l’ont compris, et dans la mise en scène, il y a quelque chose de souterrain, de l’ordre de la sensualité, du désir aussi. C’est un film sur la sororité, avec des femmes qui, dans toute cette adversité, se serrent bizarrement les coudes, à leur manière. Stéphane, le personnage de Laure Calamy, n’est pas du tout bien accueillie par toutes ces femmes au départ. On rentre dans cette famille à travers ses yeux, ce sont donc plutôt des sorcières dont on va se méfier, alors que la réalité n’est pas aussi simple.
Je vois le rôle du père, Serge, interprété par Jacques Weber, comme celui d’un ogre. Cette stature était-elle indispensable ?
Oui, alors qu’au scénario, non. Jacques savait que je n’avais pas écrit le rôle pour lui, mais pour André Wilms qui était très souffrant : on tournait en plein Covid, et André avait de gros problèmes respiratoires. Avec André, le père n’était pas ogre, mais il avait quelque chose de plus ambigu. Quand j’ai eu toute la famille, il y avait chez Jacques, à la fois sa corpulence, mais aussi ce qu’il incarnait en tant qu’acteur, cette grande prestance au théâtre, quelque chose d’un monde presque révolu. Il le sait puisque nous avons travaillé à l’opposé de tout cela. C’est un beau cadeau qu’il m’a fait en m’autorisant de le filmer de cette manière-là, et d’accepter un tel rôle. On en discute là parce qu’on l’analyse a posteriori, mais nous avons beaucoup ri lors de la fabrication. Il redoutait la scène où il est presque nu, et elle le faisait également beaucoup rire. Il fallait tout désacraliser. Mais c’est sûr que le physique et le corps de Jacques ramènent à cette monstruosité de l’ogre, et vu que le film est presque un conte, à certains endroits, c’était intéressant de pousser ça vraiment jusqu’au bout.
Vous avez poussé tous les curseurs à fond, dont celui de l’humour, sans que le film soit ridicule.
C’était un des paris du film. Les archétypes vont très loin, les situations sont tellement extrêmes, et je voulais en plus qu’il y ait beaucoup d’humour dans le film, parfois lié à la fantaisie du personnage de Louise, joué par Dominique Blanc, parfois un humour grinçant, un humour noir. Tout le travail au moment du montage a permis d’écrémer tout ce qui pouvait être trop extrême, pour rester sur ce fragile fil, en équilibriste pour ne jamais regarder le tout de haut. C’est ça qui fait qu’on ne tombe pas, même si le film se permet des choses « malpolies » en poussant les curseurs trop loin : dans une même scène ou une même tirade, – je le vois avec la réaction des spectateurs -, on peut être très embarrassé, ou terrifié, tout en ne pouvant se retenir de rire. En tant que scénariste, c’est une grande joie d’entendre une salle rire ainsi, d’autant qu’on ne pouvait pas vraiment dire que mes deux premiers films soient très drôles. Celui-là touchait à des trucs encore plus intimes, sûrement, et je pensais aussi à comment mes parents et ma famille allaient recevoir ce film. J’avais besoin de faire passer ça avec une franche rigolade, un peu punk par moments.
L’ont-ils vu ?
Pas encore, la semaine prochaine, lundi soir. Mardi, on saura s’ils me déshéritent de ce qu’ils n’ont pas.
Vous avez écrit le rôle du père en pensant à André Wilms. Est-ce que vous aviez quelqu’un, pas forcément vivant d’ailleurs, en tête pour les rôles féminins ?
Oui, on écrit toujours pour quelqu’un, mais pour ce film, je n’avais pas forcément envie d’avoir des gens en tête, parce que je l’ai déjà vécu : on peut souvent être très déçu qu’un acteur pour qui on écrit ne puisse pas faire le film, parce qu’il n’aime pas le film, c’est arrivé… ou parfois pour des questions d’agenda. Donc, maintenant, j’essaie de ne plus le faire. Mais j’ai pensé à des figures, des gens qui ne sont pas forcément acteurs : j’ai besoin d’eux pour trouver une chorégraphie, une musicalité dans la voix. Pour Serge, j’ai pensé à Paul-Loup Sulitzer, Il avait quelque chose un peu à la Bernard Tapie qui m’avait marqué quand j’étais adolescent : ce besoin d’avidité de fric énorme, en même temps c’était un auteur à succès, et après il avait eu cet accident cérébral qui l’avait beaucoup diminué. Pour Louise, je pensais à Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, et même temps, il pourrait y avoir du Jacqueline Maillan tout en convoquant Hollywood à pleins d’endroits. La maison a aussi été conçue autour de ce personnage-là.
C’est évident que L’Origine du mal est un film sur les acteurs et les actrices, mais vous vous amusez beaucoup aussi avec les spectateurs. C’est super jouissif de penser « merde, je me suis trompée » avec les références à d’autres films, sans que ce soit prétentieux de votre part.
C’est juste faire des films que j’aimerais aussi voir. J’ai eu cette discussion il y a peu de temps avec le distributeur, j’avais trouvé cette analogie complètement stupide, surtout qu’il y a plein de films français que j’aimerais voir : il m’avait dit « ton film, c’est vraiment un plat en sauce très épicé » et j’ai répondu « je préférerai toujours ça à des brocolis à la vapeur ». Des fois, le cinéma français peut être des brocolis à la vapeur, le truc très ennuyeux. Je sais que tout le monde n’aime pas ce genre de film, mais je sais que les spectateurs, pas tous, peuvent aimer ça. En fait, je suis un spectateur très premier degré : j’adore me faire manipuler, j’adore rire, j’adore pleurer, j’adore avoir des grosses émotions. Le cinéma, pour moi, ça doit être ça. Quand je discute avec d’autres réalisateurs que je connais, on est d’accord : alors que la situation est si complexe dans les salles, on a vraiment un devoir de refaire plaisir aux spectateurs, de leur reparler, de leur proposer des films qui ont une valeur ajoutée à voir en salles, en travaillant la direction artistique, les décors, la mise en scène. Leur proposer un spectacle n’a rien de prétentieux. Il faut reconnecter avec les spectateurs, et je trouve, aussi brillant soit le cinéma français par moments, qu’il est un peu déconnecté du public. Je ne dis pas du tout que je vais, moi, changer le truc, mais on est plusieurs à se poser la question. J’ai toujours pensé que le cinéma de genre était une des possibilités, parce que moi-même en tant que spectateur, voir un film qui me fait frissonner, ou vivre l’expérience collective d’une comédie, c’est fulgurant dans une salle. Tout en étant un grand consommateur de films, je regarde un film chez moi avec le téléphone à côté : on est dans plusieurs endroits différents. Dans une salle de cinéma, même si des personnes sont sur internet, ça reste du collectif.
Vous venez de dire que le film avait vingt-cinq fins, et j’ai eu l’impression que votre film aurait pu s’arrêter avec différentes scènes, dont celle du piano ; et non, il repart de plus belle. Avez-vous hésité à le finir plus tôt ?
Il y avait en effet cette scène-là qui aurait fait une fin très belle, où les places de certains personnages s’intervertissent. Mais je me suis dit « c’est trop Haneke pour moi » alors que c’est un des mes réalisateurs préférés, c’était trop raide. Tout le projet était pensé comme un hommage aux films que j’ai aimés durant mon adolescence, comme ceux avec plein de fins successives, des thrillers avec des grands personnages féminins très puissants comme Basic Instinct, JF partagerait appartement, très sexy comme Silver, Last Seduction, La Main sur le berceau. Ces films avaient un grand pouvoir érotique, et j’avais envie de retrouver ça dans le film, car je trouve que l’érotisme n’a plus de place, alors que la pornographie et la vulgarité sont eux très présents. Dans la fin qu’on a choisie, il y a surtout Dominique qui me fait tellement rire : je ne pouvais pas enlever cette fin.
Le plus dur sur ce film ?
Le financement, ce n’est jamais simple… mais on ne va pas se mentir, le plus dur a été le Covid : le tournage a été décalé ; quand on est rentré en prépa, on a été reconfiné, mais nous avions le droit de travailler puisqu’on était redevenu un tout petit peu plus essentiel. C’était très angoissant et dur de travailler avec cette épée de Damoclès : tout pouvait s’arrêter encore du jour au lendemain. J’avais fait une coproduction avec le Québec : les grands chefs de poste que j’avais choisis ont pu venir une semaine avant le début du tournage. Mais quand ils ont posé les pieds sur le sol français, tout est devenu plutôt magique. Très bizarre ce tournage… On a tourné en plein confinement, le troisième en mars 2021, mais étant donné que le film avait peu de figuration et qu’on tournait en huis clos, on s’est tous confinés ensemble, avec les acteurs aussi. Bizarrement, ça a été une grande chance pour le film. Tests, masques, c’était chiant, mais c’était finalement des broutilles face au bonheur de pouvoir tous travailler. Je pense à Jacques et Dominique qui ne faisaient plus de cinéma mais du théâtre : ils n’avaient pas retravaillé depuis un an, puisque les théâtres n’avaient toujours pas réouverts.
Dominique Blanc a tourné dans Guermantes de Christophe Honoré pendant le deuxième confinement, et Jacques Weber a tourné dans Le Monde d’hier de Diastème pendant le troisième confinement
Oui. Pendant le troisième confinement, on avait en plus le couvre-feu à 18h, c’était une super période… On n’avait pas bu de verres avec plus de deux personnes ou en apéro zoom depuis un an. Mais du coup, étant confinés ensemble, on a pu faire les plus grosses fêtes de la terre ! C’était aussi un exutoire. J’avais vraiment à cœur de créer cette troupe-là, et donc, ça nous a aidés, c’était hyper important. Et puis, ce qu’il se passait sur le plateau était parfois si beau, si étonnant, que les actrices, qui ne tournaient pas, restaient pour voir Jacques, Dominique ou Laure jouer, au lieu de repartir en loge, se reposer, ou aller manger. Ces moments-là, je m’en rappellerai toute ma vie.
Votre plus grande fierté ?
Je ne suis jamais fier. Je n’ai aucune raison d’être fier, je ne sauve pas des vies, mais j’ai des grandes joies. Aller à Venise, où je suis encore plus un transfuge de classe, et où on avait fait notre première mondiale pour L’Heure de la sortie, et là, la réception à l’internationale a été hyper bonne, ça rajoute du joyeux à tout ça. On a aussi fait beaucoup de deals, puisque c’est un marché : apprendre qu’un distributeur américain a acheté le film direct, nous a rendus très heureux. C’est déjà une période très angoissante de sortir un film, mais ce que je vis en avant-première, Venise, voir les réactions des gens, ce qu’ils m’écrivent : je ne l’ai jamais eu. Je prends, ça fait du bien. Mais ce qui me fait le plus plaisir, c’est que Jacques et Dominique vont revenir au cinéma.
Clip écrit et réalisé par Sébastien Marnier
Pour en savoir plus sur les choix du split-screen, la déco, les costumes, la musique, le dossier de presse est consultable ici.
Merci au Fifigrot d’avoir permis cette rencontre.