Le public français mais surtout le public de la Halle connaît bien le chef d’orchestre Joseph Swensen qu’il a déjà applaudi à maintes reprises dans ce lieu, dirigeant les musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse. Avec eux, depuis plus de vingt ans, s’est noué une véritable histoire d’amitié musicale.
Ce soir du vendredi 6 mai, 20h, c’est pour LA symphonie du XXè siècle : la Neuvième de Gustav Mahler. Que cette partition, complexe et douloureuse, de construction proprement inouïe, trahisse son âme ou qu’elle soit en elle-même un message de l’humanité en son entier, elle est un chef-d’œuvre qui n’est plus discuté en tant que tel.
« Toutes mes œuvres sont une anticipation de la vie qui vient. » G. Mahler
On peut s’interroger sur le pourquoi d’une telle reconnaissance et d’une telle forme d’“excitation“ pour toute création du musicien viennois. On dit que Mahler combine trois éléments comme on ne l’avait jamais fait avant lui, comme on ne l’a pas fait ensuite : la nature, le chant, les timbres instrumentaux. Il prétendait que chacune de ses symphonies représente un monde. On peut trouver, que chacune raconte l’histoire d’une vie, avec ses drames, ses angoisses, ses peurs, ses élans d’amour, etc. Mahler est l’un des très rares compositeurs dont on puisse faire entendre toutes les symphonies sous forme de cycle car elles sont toutes différentes et toutes passionnantes. Et Joseph Swensen les aime toutes. Et la Neuvième particulièrement : « … la Symphonie n° 9 n’est pas seulement belle. Évidemment elle l’est, comme l’est le monde entier, comme le sont tant d’expériences dans la vie. Mais, elle embrasse aussi la souffrance, l’angoisse, la peur, la mort. La beauté et l’horreur y cohabitent. Nous voudrions que l’art soit bon, au sens chrétien du terme. Mais l’art est bien plus que cela, il est tout. Voilà ce qu’est cette dernière symphonie de son compositeur, bien davantage que toutes les précédentes. »
Quelques mots sur le monument symphonique qui vous attend.
« Ma Neuvième est en ré, comme celle de Beethoven, mais la mienne est en majeur ! » ainsi Mahler présente-t-il de façon bien modeste (!), sa symphonie dont la genèse est intimement liée à sa vie affective et professionnelle, tout comme toutes les autres pages symphoniques chez le compositeur. Conter sa création qui fut relativement rapide pour une œuvre de près de quatre-vingt minutes, revient à raconter les dernières années de la vie du compositeur. Elle date de 1909 alors qu’il meurt en 1911et qu’elle ne sera créée que le 26 juillet 1912. Il peut y avoir jusqu’à un quart d’heure d’écart dans la durée – moyenne de 80 minutes – de son exécution en concert. Les écarts sont moindres au niveau des quelques 160 enregistrements recensés.
On peut rajouter que seules les plus grandes phalanges avoisinant les cent musiciens, faisant preuve d’une endurance et d’une concentration à toute épreuve, peuvent dominer la virtuosité individuelle et collective de cette cathédrale. Quant au chef, mieux vaut-il qu’il ait quelques affinités et compréhension exhaustive avec l’écriture mahlérienne ! Comme vous le dit si bien Leonard Bernstein : « Il n’y a pas moyen de jouer ne serait-ce que trois notes de la musique de Mahler sans payer de sa personne : chaque inflexion, chaque explosion, chaque accélération est si intense que l’on doit interpréter cette musique en s’y impliquant au maximum. »
I. Andante comodo en ré majeur
« O jours enfuis de la jeunesse ! O amour perdu ! » Durée : 24 à plus de 30’
II. Im tempo eines gemächlichen ländlers (dans le tempo d’un ländler confortable) 16’
III. Rondo-Burleske en la mineur (Allegro assai. Très arrogant)
« Dédié à mes frères en Apollon » Durée : 11 à 14’
IV. Adagio en ré bémol majeur (très lent et pourtant retenu) Durée : 18 à plus de 28’
« Mahler a été un homme qui a merveilleusement « chanté » avec sa musique. Il a exprimé ce qu’il avait ressenti d’une manière directe et même totale, parce que dans sa musique, plus que dans toute autre, il y a tous les éléments de notre vie. On a dit et écrit que la musique de Mahler était limitée par des aspects banals, par une inspiration trop souvent triviale, frivole, superficielle. On a dit que Mahler était un auteur monotone, qui a utilisé les mêmes formules mélodiques de la 1ère à la 9éme symphonie. On a dit que c’était un auteur musicalement faible, harmoniquement instable, rythmiquement déréglé. Tout cela, n’est-ce pas une transfiguration de notre vie ? » Leonard Bernstein.
De Dimitri Mitropoulos à Pierre Boulez, tous les grands chefs d’orchestre, interprètes de Mahler, ont été fascinés par sa Neuvième Symphonie. « Cette œuvre est véritablement la dernière qu’il ait achevée : je la considère aussi comme la plus grande, » proclamait à la fin de sa vie Otto Klemperer, proche du compositeur dans sa jeunesse. « Un intense bouleversement spirituel l’a inspirée : le départ est proche » devinait Bruno Walter, un autre familier de Mahler, le disciple, son confident et le créateur de cette symphonie à Vienne, le 26 juin1912, un an après la mort prématurée du compositeur, à 51 ans. Mahler l’avait débauché de l’Orchestre de Vienne en 1901 pour le prendre comme assistant au Philharmonie de New-York. Mahler lui aurait confié : « Il ne s’agit pas de la peur de mourir (…) J’ai perdu tout d’un coup la lumière et la sérénité que je m’étais conquises, et je me trouve devant une sorte de néant, obligé de débuter à nouveau dans la vie, obligé de tout réapprendre, jusqu’à me tenir debout. »
Et un peu plus tard encore : « J’ai composé ou plutôt je me suis libéré de mon œuvre comme un aveugle et maintenant, tandis que je commence à peine à instrumenter le dernier morceau, je ne me souviens même plus du premier. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, c’est un heureux enrichissement de ma petite famille. J’ai dit là quelque chose que j’avais au bout des lèvres depuis longtemps. » Un autre compositeur et surtout chef d’orchestre qui en a parlé le mieux, c’est bien Léonard Bernstein dans ses conférences données à Harvard en 1976 : « Le destin de Gustav Mahler fut de récapituler l’histoire de la musique austro-allemande, d’en faire un paquet, non attaché par un joli ruban mais par un nœud affreux fait de ses nerfs. »
Douloureux legs testamentaire, cette symphonie sonne en effet comme un adieu, « adieu », le titre du dernier mouvement de l’œuvre immédiatement antérieure, Le Chant de la Terre. Comme une sorte de triple adieu, à la vie, à la tonalité, à la culture classique. On pourrait en rajouter un quatrième, adieu à sa femme qui, il le sait, lui échappe. Bernstein proclamera encore : « Notre siècle est bien le siècle de la mort, et Mahler est son prophète musical. »
La Neuvième délivre donc un évangile funèbre en quatre mouvements bizarrement répartis : deux lents au début et à la fin, deux plus vifs au centre. La fin du dernier adagio sombre dans une prostration éplorée particulièrement saisissante, un lamento d’une lenteur de plus en plus paralysante, comme si le son s’immobilisait, figé dans la glace qui se reforme à l’arrière d’un brise-glaces. Un silence réfrigérant suspendu tel un son qui n’en finit pas de s’atténuer. « Disloquée, évidée, cette fin des fins dissout la notion préétablie de forme, comme la notion préexistante de genre, ouvrant la voie à l’esthétique composite d’Alban Berg comme à la révolution puritaine d’Anton Webern. » Pierre Boulez. Ou, plus simplement, c’est l’attente formidable d’une fin qui n’a pas de fin : la musique au-delà de l’audible. L’orchestre ne joue plus. On entend battre les cœurs, les secondes sont des siècles. C’est « l’adagissimo ».
A ce sujet, formulons un vœu : puisse chaque auditeur rester suspendu à la baguette ou à la main du chef, et attendre, le temps que lui-même l’abaisse pour rompre le silence, signalé dans la partition, mais oui, afin de pouvoir enfin, se libérer et donner libre cours à son émotion.
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Orchestre national du Capitole