L’acteur et réalisateur américain John Cassavetes fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse.
Formé à l’art dramatique, John Cassavetes débute comme comédien de théâtre et dans des séries à la télévision, avant de tourner pour le grand écran et de fonder à New York, en 1957, un atelier de perfectionnement d’acteurs. En 1959, il passe à la réalisation avec « Shadows », tout en poursuivant sa carrière d’interprète pour financer ses propres films. Parce qu’il envisageait le cinéma comme une captation de la vie, « Shadows » puis « Husbands », en 1968, sont élaborés à partir d’une dose importante d’improvisation. «Je pense que j’ai un don, comme metteur en scène, c’est de créer une atmosphère où les gens peuvent se comporter naturellement dans une situation donnée. Je n’essaie pas de contrôler le plateau qui est souvent bruyant, anarchique, les acteurs parfois se liguant contre moi»(1), raconte John Cassavetes.
John Cassavetes construira l’essentiel de sa filmographie selon une méthode de travail qui place l’acteur au centre du processus de fabrication: lecture collective du scénario, réécriture de dialogues à la demande des interprètes, rareté des ellipses narratives, tournage dans le respect de la chronologie du récit, déplacements non imposés aux acteurs sur le plateau, multiplication des prises, etc. Vient ensuite le temps du montage dont il ne se prive pas d’abuser sans modération, modifiant parfois le travail initial après la sortie d’un film !
Ces pratiques excluent Cassavetes du système des grandes compagnies, notamment en raison des plannings de tournages organisés selon des exigences économiques qui ne respectent pas vraiment la continuité du scénario. Trois expériences le persuadent alors de déserter Hollywood: la Paramount finance son deuxième film, « Too Late Blues » (La Ballade des sans-espoir), histoire de la déchéance d’un joueur de jazz idéaliste ; puis United Artists produit « Un enfant attend » (1963), avec Judy Garland et Burt Lancaster ; et il tourne « Minnie and Moskowitz » (1971) chez Universal.
Cinéaste indépendant, il a constitué autour de lui un groupe d’interprètes fidèles (Ben Gazzara, Seymour Cassel, Peter Falk, etc.), «des amis, des gens que j’aime bien, et nous nous entendons car nous avons les mêmes buts. Ce que nous cherchons, c’est à exprimer des sentiments, des émotions. […] Nous traitons de pensées et de sentiments et mon espoir est que les acteurs ne sentent pas le matériau comme écrit. Alors, ils ne pensent plus au texte, ils prennent leur temps et le texte semble leur appartenir. […] Tout, dans un film, doit trouver son inspiration dans l’instant. Bien sûr, la scène est écrite. Les mots sont là, mais deux très bons acteurs veulent exprimer davantage de leurs rapports amoureux que de dire simplement un texte. Comme interprètes ils font des choix: aimer et attendre quelque chose ou ne rien attendre du tout, trouver une qualité épique ou non, avoir des exigences ou pas. C’est ainsi qu’ils arrivent à croire à leurs personnages et à les exprimer»(1), raconte Cassavetes dans Positif, en 1975, au moment de la sortie d’ »Une femme sous influence ».
Soucieux de réalisme, il s’attache à organiser sa mise en scène à la hauteur des acteurs considérés comme des créateurs : «L’interprétation créatrice vise à rendre sa vie plus claire à travers l’expression des sentiments et l’exercice de l’intelligence. Si bien que cela n’a plus de rapport avec le cinéma: c’est se retrouver soi-même dans le personnage»(1). Chez Cassavetes, l’acteur est au centre de la mise en scène car il est le vecteur de la vraisemblance du propos. Sa caméra s’adapte donc à chaque scène, et non l’inverse.
Dans « 50 ans de cinéma américain »(2), Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier écrivent à ce sujet : «La forme épouse parfaitement le projet. Le plus souvent, la caméra colle aux personnages, les talonne inlassablement (comme leur ombre, pourrait-on dire), se fixe sur leurs visages en d’énormes gros plans qui sont parmi les plus extraordinaires jamais filmés. L’intimité ainsi créée se trouve à la limite de la promiscuité, de l’impudeur, mais les révélations souhaitées par le cinéaste naissent justement de telles effractions dans le domaine privé des individus. Nous faisons l’expérience d’une proximité par rapport aux personnages sans équivalent dans nos habitudes de spectateurs – proximité physique souvent bouleversante, même si elle tend à renforcer l’opacité des émotions et des rapports. La technique de Cassavetes a beau être excentrique et, dans un sens, très voyante (elle ne ressemble à aucune autre), elle se fait facilement oublier dans la mesure où elle est fort peu préméditée. Ainsi, bien que la caméra soit le plus souvent en mouvement, on a très rarement l’impression qu’un mouvement d’appareil a été réglé, répété ; la caméra suit les personnages comme nous-mêmes pourrions les suivre, au gré de déplacements erratiques et imprévisibles».
Après le vertigineux « Opening Night » (1977), qui creuse le sillon de la perméabilité entre la vie et le jeu à travers le portrait d’une comédienne désespérée incarnée par Gena Rowlands, Cassavetes remporte en 1980 le Lion d’or à Venise pour « Gloria », polar new-yorkais et échevelé avec Gena Rowlands en comédienne ratée traquée par la Mafia. Ouvertement commercial et produit par la Columbia, ce film sera son plus grand succés. « Love Streams », Ours d’or à Berlin en 1984, est l’adaptation d’une pièce de théâtre qui s’impose comme un bilan du couple Cassavetes-Rowlands, où le cinéaste développe ses obsessions: la mort, la folie, la solitude.
Son dernier film est le seul dont il n’a pas signé le scénario: « Big Trouble » est une comédie, un remake d’ »Assurance sur la mort » de Billy Wilder, pour lequel il est appelé à la dernière minute en remplacement du réalisateur Andrew Bergman – également auteur du scénario. Peter Falk, un des acteurs fétiches de Cassavetes, y tient le rôle principal… La rétrospective que consacre la Cinémathèque de Toulouse au cinéaste comprend tous ses films, à l’exception de ce dernier, auxquels s’ajoutent trois longs métrages puisés dans sa carrière d’acteur: « À bout portant » (1964) de Don Siegel, « Les Douze Salopards » (1966) de Robert Aldrich, « Rosemary’s Baby » (1968) de Roman Polanski.
Pendant le tournage du film de Polanski, Cassavetes tentait de mettre un terme au montage de « Faces » qui aura duré près de trois années. Tourné sans argent et durant six mois, « Faces » narre les aventures extraconjugales simultanées d’un couple en pleine déconfiture. Enfin, la Cinémathèque de Toulouse projette l’épisode de « Cinéastes de notre temps », d’André Labarthe et Hubert Knapp, qui comprend les entretiens avec Cassavetes réalisés à Hollywood en 1965 et à Paris en 1968.
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) « Petite planète cinématographique », Michel Ciment (Stock, 2003)
(2) Nathan, 1995