Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
Comment choisir un livre plutôt qu’un autre dans la riche bibliographie de l’écrivain devenu un classique de son vivant ? D’autant que la trentaine de romans, récits ou recueils de nouvelles forment pour la plupart qu’un seul ouvrage, vaste ensemble informel rassemblant les motifs et la matière de l’univers « modianesque » (pour faire court : Paris, le goût des dates, des patronymes ou des adresses égrenés avec la précision d’un greffier, les ombres et les fantômes de l’Occupation, les identités incertaines, l’absence, la disparition…) qui accompagnent l’objet de la quête : le temps, la mémoire, l’oubli.
Puisqu’il faut en choisir un, prenons Souvenirs dormants publié en 2017, trois ans après l’obtention du prix Nobel de littérature. Le narrateur déambule donc dans ses souvenirs, se remémore des situations, des époques, des silhouettes exhumées du passé : Martine Hayward, « la fille de Stioppa », Mireille Ourousov, Geneviève Dalame, Madeleine Péraud…
Souvenirs du vieux monde
Des dates – 1959, hiver 1964, août 1967, juin 1965, mars 2017 – ponctuent le récit et bousculent la chronologie pour constituer une sorte de kaléidoscope entre rêverie et réalité, de continuum spatio-temporel. Des personnages qui avaient disparu resurgissent des années plus tard au détour d’une rue. Les conversations reprennent, les distances s’abolissent, les situations se répètent. Étrange, mais que dire alors de ces anonymes devenus des éléments du décor au gré de « rencontres sans avenir » : « il m’est arrivé de croiser à plusieurs reprises les mêmes personnes dans les rues de Paris, des personnes que je ne connaissais pas. À force de les trouver sur mon chemin, leurs visages me devenaient familiers. »
Souvenirs dormants est aussi un roman « historique » évoquant un autre Paris, une autre France : « Il me semble aussi qu’au cours de ces années, 1963, 1964, le vieux monde retenait une dernière fois son souffle avant de s’écrouler, comme toutes ces maisons et tous ces immeubles des faubourgs de la périphérie que l’on s’apprêtait à détruire. Il nous aura été donné, à nous qui étions très jeunes, de vivre encore quelques mois dans les anciens décors. » Cependant, la perte que décrit l’auteur de La Place de l’Etoile n’est pas seulement architecturale ou topographique. Elle recouvre des choses plus profondes, des modes de vie, une liberté liée au secret, à la part d’ombre, à la possibilité de disparaître et de fuir sans laisser de traces. Une autre époque…
Souvenirs dormants • Gallimard