La flûtiste Sandrine Tilly et la pianiste Anne Le Bozec forment, depuis 1993, un duo au long cours largement récompensé par plusieurs prix internationaux. Invitées à se produire dans des festivals prestigieux, leurs concerts ont été retransmis par France musique, Mezzo et Sudwest Rundfunk. Les deux artistes proposent un enregistrement inédit consacré aux compositeurs russes ; quatre sonates, composant un itinéraire musical puissant et singulier, illustrent l’extraordinaire profondeur, mais aussi quelques-uns des innombrables visages de la musique russe pour flûte et piano du XXème siècle. Ces deux musiciennes ont accepté de répondre aux questions que chaque mélomane se pose sur leur complicité et leurs réflexions concernant leur engagement artistique.
Classictoulouse : A toutes les deux : Comment et quand avez-vous décidé de consacrer votre vie à la musique et plus particulièrement à vos instruments respectifs ?
Anne Le Bozec : La musique classique était un élément naturel et fondateur de notre vie en famille. Mes parents, musiciens amateurs, avaient une belle collection discographique et la maison était rarement silencieuse. Ma mère m’a appris à lire la musique à l’été de mes quatre ans, mon père m’a assise au piano dans la foulée… L’enchaînement qui s’en est suivi a peut-être été une forme de vertige inconscient : sortie très tôt du conservatoire de Tours, admise à 16 ans au CNSM de Paris en piano, à 20 ans en accompagnement, je me suis posée pour réfléchir à ce qui m’importait profondément, et me suis installée en Allemagne pour étudier le Lied à 21 ans, pendant six ans. Cette ascèse m’a extraordinairement inspirée, nourrie ; et le chemin à suivre dans la musique est devenu d’une absolue évidence.
Sandrine Tilly : J’ai été très tôt passionnée par la musique, très jeune j’écoutais des œuvres pour orchestre, j’achetais des partitions d’orchestre… J’ai commencé le piano à 7 ans, mais je voulais souffler dans un instrument, de préférence la flûte, pour devenir flûtiste (je me souviens d’emporter régulièrement une flûte à bec à l’école, et je jouais volontiers dans la cour de récré, cela devait être un peu décalé et presque ridicule). Quand j’ai eu 11 ans, mes parents m’ont inscrite à mon premier cours de flûte dans ma ville natale, près de Tours, avec une professeur extraordinaire, Isabelle Ory, et depuis, ma passion ne s’est jamais démentie ! Ensuite les études au CNSM sont très vite arrivées.
Comment et quand s’est effectuée votre rencontre ? – Comment établissez-vous les programmes de vos concerts communs ?
Anne Le Bozec : Le CNSM de Paris est un lieu d’études exceptionnel, et les rencontres que l’on y fait peuvent marquer une vie. Sandrine et moi avons eu la chance de nous y trouver, comme celle de travailler en duo dès le début de nos cursus. Nous avons écumé le répertoire, et comme nous habitions toutes deux dans la résidence étudiante toute proche, les répétitions étaient souvent suivies d’un plat de pâtes en commun et de soirées à refaire le monde ! Un modèle d’amitié, forte comme le chêne et souple comme le roseau…
Sandrine Tilly : Nous nous sommes rencontrées au Conservatoire National Supérieur de Paris, au début de nos études. Nous avions 17 et 18 ans. Originaires de la même ville, nous n’avions jamais eu l’occasion de jouer ensemble, mais nous avons littéralement « flashé » l’une sur l’autre. Je préparais un concours international et je cherchais une pianiste avec qui faire un petit concert pour m’entrainer. Notre passion pour jouer ensemble est née à ce moment. Nous passions beaucoup de temps à travailler en duo, parfois trois ou quatre fois par semaine, souvent tard le soir sur les beaux pianos du conservatoire. Anne n’était pas comme les autres pianistes… Elle préférait toujours lire de la musique et travailler en sonate plutôt que s’isoler avec Liszt ou d’autres pièces virtuoses pour piano seul (qu’elle jouait pourtant très bien !). Nous avons exploré le répertoire, et surtout, notre amitié est née, forte, constante, attentionnée, et indestructible. Nos chemins ont pris des directions différentes, mais le bonheur de jouer ensemble a toujours été là.
Nous décidons de nos programmes ensemble. Anne et moi aimons explorer de nouvelles pièces, en les programmant avec d’autres plus connues ; nous tenons aussi compte des demandes des organisateurs. Nous aimons que nos concerts soient équilibrés, soit par une thématique, soit en proposant un voyage musical construit.
Entre l’activité soliste, la musique de chambre et le concert symphonique, où vous sentez-vous le plus à l’aise ?
Anne Le Bozec : En tant que pianiste, seules les deux premières catégories me concernent… et je dirais sans aucune hésitation, bien que je joue bien entendu régulièrement et avec joie en récital soliste, que la musique de chambre, en ensemble, avec les autres, appelez-la comme vous voulez, est mon véritable moteur artistique et sans doute au-delà : l’écoute, la découverte, la confrontation, l’inspiration mutuelle… que de richesses à être et respirer avec l’autre ou les autres, et quelle immensité de répertoire à deux, trois, cinq, six, avec instruments, chant… !
Seule, je m’ennuie… assez vite.
Sandrine Tilly : Le concert symphonique, est, en ce qui me concerne, mon activité principale, ma passion, et je m’y sens comme un poisson dans l’eau. La sonate avec Anne est un moment d’immense profondeur, le temps d’une interprétation entièrement personnelle. J’ai aussi eu des occasions de jouer en soliste, toujours très intenses.
Toutes ces activités forment une sorte d’ADN, je ne saurais dire laquelle je préfère ni dans laquelle je me sens le plus à l’aise… Ce qui est sûr c’est que, au moment où je suis dans l’une ou l’autre, je m’y plonge entièrement et avec énergie et passion !
Sandrine Tilly, quel lien établissez-vous entre votre activité au sein de l’orchestre et celle de soliste et de musique de chambre ?
Sandrine Tilly : Les compositeurs joués forment le lien. Jouer une pièce de tel compositeur à l’orchestre va nourrir mon interprétation quand je le retrouve en musique de chambre, et inversement. Par exemple, dans ce disque, dédié à la musique russe, je porte dans mon interprétation tout ce que j’ai pu découvrir et murir avec Tugan Sokhiev sur cette musique, c’est une énorme source d’inspiration pour interpréter ces sonates russes
Anne Le Bozec, comment avez-vous été attirée par le rôle essentiel d’accompagnatrice ou par la participation au sein d’ensembles de musique de chambre ?
Anne Le Bozec : Il existe une interrogation de fond sur le sens et même l’interprétation personnelle ou institutionnelle du vocable « accompagnateur ». Il me semble important de définir deux aspects distincts : tout d’abord celui de la compétence spécifique que requièrent les innombrables situations concernant l’accompagnement, et dont aucun d’entre nous n’aura jamais fait le tour si l’on considère qu’être accompagnateur peut vouloir dire jouer avec des professionnels, des amateurs, des enfants, du chant, de la danse, des instruments, un film, lire la musique à vue, l’improviser, la réaliser selon des canons stylistiques extraordinairement précis ou l’inventer… Quel être humain pourrait se hisser au plus haut niveau de compétence dans l’ensemble de ces situations ? Fort heureusement, nous sommes nombreux, nos expériences se singularisent, s’affinent et chacun finit par développer pour lui-même un domaine, qui peut être vaste, où il excelle et apporte son meilleur à autrui.
Le deuxième aspect est éminemment personnel : quel est mon rapport à la musique et à ceux avec lesquels je la joue ? Le geste artistique qui me traverse, que je sois chambriste, en situation d’accompagner un élève ou un étudiant, en déchiffrage lorsque j’accompagne une audition, existe en tant que main tendue vers la musique elle-même, via la relation avec l’autre ou les autres. C’est un endroit complexe, suprêmement exigeant et, il faut continuer à le dire, mal connu et trop peu considéré au vu de l’incroyable compétence qu’il requiert, et du fait qu’on ne peut absolument pas se passer de cette compétence et des gens qui la portent dans les métiers de la musique. Il faut en parler beaucoup, et encore…
Quel rôle vos activités pédagogiques tiennent-elles dans vos carrières ?
Anne Le Bozec : La pédagogie est également une forme d’accompagnement. Elle est au cœur d’une transmission familiale puisque l’enseignement marque les lignées de mes deux parents. C’est un esprit dans lequel j’ai toujours baigné et qui me constitue sans doute. J’aime aider, faire découvrir, comme j’ai aimé découvrir et être aidée. C’est sans doute le point de départ.
L’enseignement de l’accompagnement vocal au CNSM de Paris semble représenter une niche hyperspécialisée, mais je le vis tout autrement. Nous abordons le Lied, l’oratorio et toutes les techniques de lecture afférentes aux métiers du monde lyrique. Le répertoire et les savoir-faire liés sont infinis, les besoins du métier, énormes. Les étudiants, tant pianistes que chanteurs, sont pour la plupart extrêmement conscients de cela.
Les années de cursus permettent de tisser des liens forts avec ces jeunes musiciens, qui perdurent souvent par la suite. Les deux années éprouvantes que nous venons de vivre me semblent avoir encore renforcé le sentiment d’appartenance au même monde. L’année de ma naissance détermine que je puisse leur transmettre ce que ces années d’expérience en plus m’ont permis de comprendre et d’intégrer, ainsi que j’avais moi-même appris de mes aînés. Nous sommes une chaîne ininterrompue… Ces étudiants qui poussent la porte de la salle au CNSM, les enfants que je peux rencontrer en masterclass, transmettront à leur tour dans peu de temps, et si cela ne doit pas être la musique pour tous, ce sera de toute façon leur humanité. Enseigner, c’est être, à un certain endroit sur leur chemin, un élément de compréhension du monde, via la musique et sa joie…
Une forme différente de pédagogie consiste à présenter nos concerts, exercice auquel je me livre le plus possible. Il suffit parfois de quelques mots pour qu’un auditeur s’oriente mieux dans ce qu’il va entendre.
Sandrine Tilly : Je suis professeur à l’isdaT depuis quelques années maintenant, et je prends énormément à coeur cette mission. Le contact avec les jeunes flûtistes, que je prépare à leur futur métier de musicien est un échange très enrichissant. J’essaie de leur transmettre ma passion, ma rigueur, mes connaissances, et d’attiser leur curiosité. Cette activité a une place essentielle dans ma carrière.
Pouvez-vous évoquer le contenu de votre album CD et ce qui a motivé le thème et l’originalité de son programme ?
Anne Le Bozec : Sandrine, à son poste de flûte solo à l’Orchestre du Capitole de Toulouse, a le privilège d’avoir joué beaucoup de musique russe sous la baguette de Tugan Sokhiev. Mais la sonate de Prokofiev a été présente dans nos parcours dès nos premières répétitions, il y a bientôt trente ans ! Il fallait boucler la boucle. Il a été passionnant pour nous de réfléchir à ce programme à contre-courant de ce que l’on imagine de la flûte française et de la sonate pour flûte et piano. Sans autre référence, l’idée que l’on s’en fait va vers la douceur, l’élégiaque, le flottant, le virtuose léger… Le répertoire russe introduit une palette âpre et profonde, sans concession, via des œuvres de grande dimension, visionnaires. Les trois sonates qui entourent sur notre disque celle de Prokofiev décrivent un large spectre d’émotions, de textures, et la musique étant le reflet de l’Histoire, elles nous parlent aussi d’un monde voisin du nôtre, de sa tragédie et de sa vitalité propres.
Sandrine Tilly : Le point de départ de ce CD est le désir d’enregistrer la sonate de Prokofiev. C’est la première pièce que nous avons abordée, avec la fougue et l’inconscience de la jeunesse. Nous avions envie d’explorer le répertoire russe qu’Anne connait très bien dans son travail avec les chanteurs, et que j’aborde très régulièrement à l’orchestre avec Tugan Sokhiev. Nous avons déchiffré de la musique, approfondi nos recherches et avons décidé de faire découvrir trois autres sonates moins connues voire méconnues.
Celle du jeune Denisov, dans un style chostakovitchien, est d’une intensité incroyable. Celle de Kornakov est un moment d’expression et de bravoure partagé entre la flûte et le piano. Enfin, celle de Juon, plus romantique, plus « allemande » est une sorte de croisement de cultures européennes.
Merci infiniment pour vos réponses.
Propos recueillis par Serge Chauzy
Association culturelle Gabriel Fauré