Vous voyez les familles où l’un des parents, – quand ce ne sont pas les deux -, doit crier de bon matin, parce que les enfants traînent à se lever, s’habiller, prendre le petit déjeuner, partir à l’école ? Chez les Mehdipour, rien de tout cela. Mahtab (Shabnam Ghorbani) se lève la première, boit un verre d’eau, en apporte un à son mari, Bahman (Shahab Hosseini) et va réveiller en douceur leurs enfants, Ramin (Aran-Sina Keshvari) et Donya (Kimiya Eskandari). Pas un cri dans leur modeste demeure, où les parents dorment dans le canapé du salon, séparé de la chambre des enfants par un drap tendu ; mais des sourires, jusqu’au brossage des dents avec Bahman qui porte d’un bras Donya, avant de lancer les trois minutes réglementaires devant leur miroir.
Une famille où tu te dis « tiens, ça doit être chouette d’en faire partie ». La journée se passe toujours dans la même douceur après avoir rendu visite aux voisins Helena et Ooni. C’est bientôt la rentrée des classes. Et Rami, seul de la famille à parler finnois et iranien, doit traduire la lettre qu’ils viennent de recevoir : leur demande d’asile est refusée.
L’intelligence de Any Day Now est à tous les niveaux. D’abord de présenter aux spectateurs la famille Mehdipour, avant de nous confier qu’ils sont réfugiés, vivant dans un camp avec d’autres personnes en attente de nouvelles de l’administration. De choisir comme protagoniste Ramin qui vit son adolescence : se faire des amis, trouver sa place dans le groupe, avoir envie de plaire à une fille de l’école.
De ne pas montrer des réfugiés « parfaits » : Rami ne rentre pas de sa sortie scolaire et inquiète sa professeure, Donya fait tourner en bourrique son frère et son camarade (j’ai une bonne expérience dans ce domaine), Bahman rentre un soir complétement ivre. Aucun flash-back, ni évocation des raisons qui ont entraîné leur départ. Qu’est-ce que cela apporterait au film ? L’important pour les Mehdipour : juste vivre l’instant présent, aller de l’avant. Ça a l’air simple, et ce ne l’est pas du tout. En tant que spectatrice, je suis « formatée » à voir certaines étapes dans un film qui aborde le sujet des réfugiés. Dans Loving de Jeff Nichols où le racisme en vigueur dans l’Amérique ségrégationniste de 1958 contrariait le mariage d’un couple car l’amoureuse était noire et l’amoureux blanc, le cinéaste ne montrait pas les scènes-types, auxquelles on pense forcément, allant jusqu’en à jouer, mais filmait la force de leur amour. De la même manière, Hamy Ramezan filme l’amour de cette famille. Aran-Sina Keshvari est fabuleux en adolescent qui doit se « comporter en adulte ». Shahab Hosseini, qui incarne toujours des personnages confrontés à des drames ou des tragédies (un mari dont l’épouse perd leur bébé dans Une séparation, et un autre dont la femme est agressée dans Le Client toujours sous la direction d’Asghar Farhadi), est lumineux en père de famille, impuissant face à l’accablante bureaucratie. Any Day Now ne part jamais dans la direction qu’on imagine, et c’est tant mieux, c’est ce qui en fait un précieux petit bijou de subtilité. Si personne ne souhaiterait être dans la position de réfugiés en attente d’officialisation de demande d’asile, je persiste : j’aimerais faire partie de la famille Mehdipour.
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Any Day Now est en salles depuis le 8 décembre, et j’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec son réalisateur et co-scénariste Hamy Ramezan, et son co-scénariste Antti Rautava.
À quel moment avez-vous eu envie d’écrire ce film ?
Hamy Ramezan : Quand je suis allé à l’Université en Angleterre, j’ai réalisé mon premier film de fiction, qui abordait une période de la vie de ma famille où nous étions en prison. Nous étions à Belgrade, et il mettaient les immigrants et les criminels au même endroit. Nous attendions pour voir si nous allions obtenir le statut de réfugiés. Quand j’ai fait ce court-métrage, je savais qu’un jour j’aimerais faire un film sur notre périple pour fuir la guerre. C’était donc en 2004 que j’ai pensé à écrire un film, mais je ne savais pas encore quel type de film. J’avais déjà fait ce court-métrage. Je savais juste que ce serait vraisemblablement un long-métrage de fiction, parce que j’aime la vérité du cinéma en ce qui concerne la fiction, peut-être plus que ce qu’offrent les documentaires.
À quel moment Antti Rautava vous rejoint-il pour co-écrire le scénario ?
Hamy Ramezan : En gros, j’étais dans une situation où j’avais écrit pendant cinq ans sans succès, échec après échec, à ne pas trouver la vérité cinématique. À cause du sujet abordé, je n’étais pas conscient que j’étais en train d’avoir affaire à mes traumas. J’ai compris que je transposais la vérité, celle que j’ai vraiment vécue, à savoir des traumatismes, et qu’il n’y a pas de vérité dans les traumatismes. Lorsque j’ai compris que je devais changer mon point de vue, j’ai su que je ne pouvais pas écrire seul. Antti a été la première personne, – et maintenant, après coup, c’est la seule personne -, qui pouvait me rejoindre dans cette formidable aventure pour construire la famille Mehdipour.
Antti Rautava : Nous avons commencé à écrire à deux en 2017, et ça nous a pris à peu près trois ans pour boucler la première version du scénario. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a très longtemps. Il y a eu un déclic qui a fait que nous sommes restés depuis amis, malgré la distance. Nous correspondions en ligne, et j’étais au courant du projet qu’il était en train d’écrire. J’avais lu les premières versions auxquelles je donnais mon avis, afin de le soutenir, même si ce n’était rien d’officiel.
Hamy Ramezan : Je lui faisais confiance, car nous avions partagé déjà beaucoup d’histoires, même courtes, et il avait déjà relu tout ce que j’avais écrit. J’avais confiance dès le début de notre collaboration. L’écriture du scénario a nécessité huit ans en tout : cinq ans d’échecs seul, et trois ans d’écriture à deux.
Quels étaient vos objectifs, qu’ils soient à suivre ou à éviter ?
Hamy Ramezan : Commençons par ce que nous ne voulions pas faire, car ce qu’on souhaitait faire en découlait. Quand ce sujet-là est abordé, chaque caméra des chefs-opérateurs et des réalisateurs, – que ce soit pour le cinéma ou la télévision, des fictions ou des documentaires -, est pointée sur la misère et la tragédie. Les spectateurs sont déjà très familiarisés avec ceci. Quand on entend « réfugiés » ou « demandeurs d’asile », on voit déjà toute l’histoire dans son esprit, le mien y compris. Pourquoi referais-je un film alors qu’il a déjà été fait avant moi ? J’ai réalisé que je devais me focaliser sur les êtres humains : le fait qu’ils soient réfugiés ou demandeurs d’asile n’a jamais été une identité. J’ai fait un film sur les êtres humains, et donc, je devais changer l’angle de ma caméra. Cinq ans pour comprendre cela ! Quand Antti est arrivé, je lui ai dit : « maintenant, nous sommes des enfants, nous ne sommes pas des artistes, nous devons jeter notre ego, oublier qu’on est des réalisateurs, et construire et caractériser les personnages, et être assez courageux pour les suivre ». Nous n’étions plus dans le contrôle.
Antti Rautava : Quand Hamy m’a contacté pour qu’on travaille ensemble, je me demandais si ça allait être un parcours difficile. J’avais lu les versions précédentes qu’il avait écrites, seul, quand la caméra se dirigeait vers la noirceur et la tragédie. J’étais ravi d’apprendre qu’il avait abandonné l’idée de cadrer sur la misère, et de se concentrer sur la lumière : ne plus stigmatiser les masses, et voir l’être humain derrière. C’était le challenge de l’écriture. Avec un peu de recul, ça semble être des choses simples, mais ce sont des idées puissantes. Nous voulions montrer que « être réfugié n’est pas une identité » comme Hamy vient de le rappeler. Nous avons décidé que l’histoire se verrait depuis les yeux de Rami, qui est le personnage principal, et ce choix apporte beaucoup au film. Maintenant, cela semble simple, mais sur le coup, ça ne l’était pas, et c’était même très risqué. J’avais déjà une idée de ce que pouvait être le périple d’un réfugié, et je me suis senti en sécurité dès qu’on a commencé à travailler parce qu’il m’avait raconté beaucoup d’anecdotes de son enfance et du parcours de sa famille, le côté dangereux comme celui audacieux de l’aventure. L’écriture a été une période très agréable.
Hamy Ramezan : Pour les exemples à suivre, c’étaient les choses les plus difficiles à communiquer avec le département image, avec le chef-opérateur, les équipes des costumes et des décors. Je n’avais rien à leur montrer, personne n’avait ce type d’images. Ce n’était pas seulement moi qui cherchais une manière de montrer aux gens ce qu’on cherchait, les lignes directrices ; les miennes consistaient à dire « je ne veux pas ça » pour tout.
Antti Rautava : Le script doit communiquer tout ce qu’on veut à l’équipe, et nous n’avions pas de matériel de référence.
Hamy Ramezan : Du coup, quand le chef-opérateur me disait « je ne sais pas votre vision », je pensais « si le scénario dit « les garçons sont dans la nature » ou « le garçon marche parmi les plantes cultivées », pourquoi as-tu besoin de ma vision, puisque c’est écrit ainsi ? ». À la fin, le film s’est fait lui-même. Mais nous savions que ce serait un film très coloré. Nous avions les œuvres de Vincent van Gogh en référence pour avoir un résultat-là.
Comment avez-vous écrit à deux ?
Hamy Ramezan : Rien de mécanique avec un qui ferait ça, l’autre s’occuperait d’un autre point. Ou l’un écrit, l’autre fait un travail d’édition. Bullshit. Pour nous, ça a été des conversations, des conversations, et encore des conversations… Et un jour, de toutes ces conversations naissent les personnages, la vie de la famille Mehdipour. Nous avons organisé les idées qui ont émergé de nos échanges. On a fait la totalité ensemble. Même si la journée était mauvaise, lente, on l’affrontait ensemble.
Habituellement, dans les films que je peux voir, si un courrier important arrive, il est filmé en gros plan et sous-titré, pour que le spectateur sache le contenu. Dans votre film, ce n’est pas le cas : la caméra reste sur Rami et sa famille autour de la table. Une fois à l’extérieur, Rami ne reste pas avec eux, et part vomir.
Hamy Ramezan : On est dans une situation où quand la lettre arrive, elle annonce que la demande d’asile de toute la famille Mehdipour va être rejetée, pas un des membres ou plusieurs, mais toute. La lettre dit « vous n’êtes pas un bon candidat, votre demande est rejetée et vous allez être déportés ».
Antti Rautava : C’est une chose puissante la manière et le moment où on voit le garçon portait la responsabilité des choses adultes. Et il a encore la capacité de jouer comme un enfant, tout en étant tiré vers une direction plus mature alors qu’il approche de l’adolescence. Rami est un garçon plutôt cool. Quand on le voit vomir, c’est une scène puissante.
Hamy Ramezan : Pour nous, cette scène était un don par ce que comme j’ai dit au début, nous avons décidé de ne pas être dans le contrôle. Quand Rami a vomi, c’était la première fois que je m’intéressais vraiment au personnage : il est devenu le capitaine du film. Il montrait de la manière la plus intéressante possible ce que la famille Mehdipour essayait de faire, l’enjeu pour chacun : comment c’est dur pour le père de garder le sourire, comment c’est difficile pour la mère d’acheter un cartable malgré tout, pour aucune raison.
Antti Rautava : ils comprennent que la vie se passe dans le présent, ils ont la capacité de chérir leur vie dans l’instant.
Comment propose-t on à Shahab Hosseini qui a reçu, entre autres, un prix d’interprétation au Festival de Cannes et un Ours d’argent du meilleur acteur au Festival de Berlin, de jouer dans un premier long-métrage de fiction où il n’a pas le rôle principal ?
Antti Rautava : Ah ah ah. Hamy, raconte-lui « we’ll make love together »
Hamy Ramezan : Je n’aurais jamais demandé à Shahab Hosseini d’interpréter le rôle du père s’il n’y avait eu d’obligation. Ça devait être Shahab Hosseini parce que, comme mon propre père l’a fait avec nous, il définit le ton de la famille Mehdipour. Shahab Hosseini n’a pas d’agent, il ne sait pas utiliser le téléphone. Il est toujours en vadrouille, personne ne sait où il est. C’est un poète. Juste par erreur, un de mes amis l’a vu à Téhéran, lors d’une soirée, et lui a dit « des personnes vous cherchent depuis très longtemps ». Nous avons fait un Skype, nous étions nerveux car en effet, ce n’est pas le protagoniste, et nous ne pouvions pas le payer comme son statut de superstar l’exige. Il a dit « non, ce n’est pas un problème. Si vous aimez l’histoire, j’aime l’histoire, et nous allons faire l’amour ensemble » et c’est ainsi qu’il a accepté.
Était-ce compliqué de convaincre les producteurs, avec votre traitement si atypique ?
Hamy Ramezan : Mon producteur m’a dit « À chaque fois que j’écris, comme j’écris de mon point de vue, ce que j’ai écrit est forcément vrai ». Il a lu mes écrits, et dit « Es-tu sûr que c’est ce que tu veux montrer au public ? Ou est-ce la façon dont le réalisateur voit le monde ? » Il ne voulait pas me laisser faire jusqu’au moment où il a dit « Là, je sais que c’est toi qui as écrit. Maintenant, on peut faire le film ». Je ne dis pas ça pour me mettre moi en avant, mais pour dire qu’il avait enfin vu l’esprit du film.
Antti Rautava : Jussi Rantamäki, le producteur d’Aamu Film Company, a donc produit le film, et il a les mêmes qualités qu’Hamy a en tant qu’auteur et réalisateur : patient, doux et courageux. Je ne pouvais pas imaginer un meilleur lieu pour écrire.
Les films réalisés par Juho Kuosmanen sont produits par Aamu Film Company dont Compartiment n°6, actuellement en salles.
Hamy Ramezan : Beaucoup de gens dont des journalistes m’ont dit « tu vas travailler à Hollywood prochainement, pourquoi ne pas quitter la Finland et y aller dès maintenant ? » Je trouve cette idée tellement ridicule ! Pourquoi quitter la Finland et Aamu Film Company ? Avec Aamu Film Company, j’ai eu 100% de liberté pour écrire ce que je souhaite, et 100% de liberté dans l’approche artistique que je souhaitais développer. Jussi Rantamäki m’a dit « tu ne sais jamais si le film va plaire au public ; et 90 % de ton temps, tu négocies avec les gens ; et les derniers 10 % feront que le film est bon ou mauvais. Faisons en sorte que le film soit le meilleur possible ». Nous avons eu la meilleure production.
Antti Rautava : Je suis d’accord : l’environnement de travail est comme une famille, où on s’est senti en sécurité au sein de celle-ci.
Que pensez-vous du changemnt du titre finlandais Ensilumi, qui se traduit par « première neige » par Any Day Now qui se traduit par « n’importe quel jour » ?
Hamy Ramezan : Notre titre provisoire quand nous écrivions était Their Oasis Of Now pour nous donner notre objectif. Pour nous, ça résume l’attitude de la famille Mehdipour, qui ils sont dans leur cœur. La seule chose qu’ils ont à faire, c’est se réveiller tous les matins. Any Day Now n’a malheureusement rien à voir avec cette idée, je n’aime pas ce titre.
Antti Rautava : Le titre Their Oasis Of Now incluait aussi le ton qu’on recherchait.
Le plus dur sur ce projet ?
Antti Rautava : Il n’y avait rien de super difficile, c’était une expérience agréable pour moi. Le plus dur était d’accepter que les temps d’attente entre les différentes étapes de création, qui étaient très espacées. La manière dont Hamy m’a invité et le ton du film que nous souhaitions m’ont fait me sentir en sécurité, dès mon arrivée. Bien sûr, il y avait beaucoup à apprendre de nos passés, aussi différents soient-ils. Mais c’est par la suite devenu un avantage, et le film est finalement devenu plus riche.
Hamy Ramezan : La période où j’ai écrit seul, cinq a cherché la vérité dans mes traumas, tellement de violence, de sang, de batailles, d’injustice. J’ai même pensé tout arrêter.
De quoi êtes-vous le plus fiers ?
Hamy Ramezan : J’aime la famille Mehdipour, on a beaucoup à apprendre d’eux. Ils m’ont vraiment appris beaucoup de choses et je les en remercie sincèrement. Quand je vois les Mehdipour, je ne vois pas ma propre famille, parce que mon film est une fiction, même si nous avons co-créé cette famille. Elle a traduit en langage propre au cinéma le fait que j’ai conscience de voir les choses de différents points de vue.
Antti Rautava : La chose courageuse qu’Hami a accomplie comme réalisateur, et que nous avons fait en tant que scénaristes : quitter le côté sombre de l’histoire. Quand tu te rends compte que tu as vu quelque chose de sombre, alors qu’on ne l’a pas montrée dans le film, alors il s’est produit un changement. C’est un des pouvoirs du cinéma.
Hamy Ramezan : Il a raison. Quand les Mehdipour reçoivent la lettre et la lisent, nous étions tristes de pas réussir à trouver le bon point de vue. On a cherché et cherché encore. Il nous a fallu un mois pour trouver la meilleure façon de filmer la scène. Cette façon est venue de la famille Mehdipour, pas de nous.
Antti Rautava : Un autre exemple : quand les garçons arrivent à l’école et que l’un est vêtu d’une robe. Il est bousculé, et on pourrait s’attendre à une scène de violence, car tout est réuni pour que ça dégénère. Et ce n’est pas le cas.
Hamy Ramezan : il y a des centaines d’écoles où les enfants sont formidables, avec une telle ouverture d’esprit que rien de violent ne peut se produire. Pourquoi montrer une violence qu’on a déjà vue dans d’autres films ? Alors que je crois sincèrement qu’il y a davantage de gens bons que de gens mauvais. Donc j’ai choisi de montrer ce côté-ci, ce côté bon.
Pour des informations complémentaires, consultez le dossier de presse.
Merci à Arnaud Clappier d’Utopia-Borderouge, qui parlait déjà très bien du film Any Day Now ici, d’avoir permis cette rencontre, et à Elliot Morgan, membre de l’association Bureau de l’Humanitaire, d’avoir grave assuré la traduction.