Le Wozzeck du compositeur autrichien Alban Berg constitue l’un des opéras les plus marquants du XXè siècle. Il est à l’affiche du Théâtre du Capitole à partir du 19 novembre 2021. Cet ouvrage dont l’intensité ne tolère aucun travestissement, nécessite une distribution hors-pair et une mise en scène la plus respectueuse du livret, capital, écrit par le compositeur lui-même, d’après la pièce de Georg Büchner.
Cette fresque très noire de la condition humaine s’appuie sur le fragment dramatique récupéré du même nom, écrit en 1836 par Georg Büchner, le poète romantique allemand visionnaire dont les œuvres constituent une violente critique de la société de son temps. C’est ainsi que ce premier drame de critique sociale en langue allemande devint l’exemple classique de ce que nous appelons aujourd’hui le “théâtre épique“. Il est aussi la première tragédie du mépris, née de la profondeur humaine, de la force bouleversante de la misère la plus cachée. C’est aussi le drame de la solitude.
Le poète est né le 17 octobre 1813 à Goddelau – près Francfort, plaine du Rhin dans une famille de barbiers et chirurgiens réputés. Coïncidence, c’est la même année qu’un Kierkegaard, Hebbel, Verdi, Wagner. C’est aussi le début de la fin pour Napoléon 1er. Büchner meurt en février 1837 d’une épidémie de typhus. Une bien courte vie qui s’écoule d’un seul souffle et tragiquement. Une vie ponctuée de quelques événements, tout de même. Fuite devant la police de l’état allemand antilibéral qui le recherche pour activités subversives, fuite de la maison paternelle, fuite dans l’émigration par la Suisse pour rejoindre Strasbourg. Büchner est amoureux des Vosges : « C’est une montagne que j’aime comme une mère. » Mais, en tant qu’agitateur politique, il craint surtout en Hesse la peine capitale. Le 5 avril 1833, à vingt ans, il écrivait : « La seule chose qui puisse nous aider en ce temps, c’est la violence. » Son premier écrit, le drame La mort de Danton est en poche. Il va produire aussi la plus précieuse comédie que possède la poésie allemande, Léonce et Léna dans laquelle il manie l’ironie de l’ironie. Ainsi qu’un récit, Lenz.
À Zurich, il obtient le grade de docteur à l’Université, sans examen oral, pour de remarquables travaux de sciences naturelles ainsi qu’une chaire d’anatomie comparée. Ce fait, l’a-t-il inspiré ? est à rapprocher dans l’opéra du personnage de Il Doctor qui va utiliser le malheureux Wozzeck comme cobaye pour quelques sous par séance expérimentale. Papa et oncles sont des chirurgiens ! (voir Acte I scène 4) et il y a aussi des barbiers (Wozzeck rase son Capitaine : Acte I scène 1). Renonçant à toute activité politique directe, revenu à la poésie, Büchner va être soutenu par l’audience extraordinaire que suscitent ses cours et pourra reconstruire sa vie, pour bien peu de temps, la partageant entre ses travaux scientifiques et poétiques. Il évoquera l’écriture de trois drames dont seul subsistera Woyzeck qui, mal orthographié deviendra Wozzeck, avant que le premier hiver zurichois ne lui soit fatal. Grand émoi dans la ville où l’on déplore la fin prématurée de ce savant de génie.
Placée sous le signe de la révolte et du nihilisme, l’œuvre de Büchner est encore plus proche, par la pensée, de l’athéisme destructeur que des autres productions romantiques d’alors. En peu de temps, l’anarchiste individualiste sera devenu pour l’Allemagne, l’un de ses esprits les plus universels, un prophète dramatique, un révolutionnaire du drame qui brisa la forme romantico-classique présente. Il introduisit à sa place, le modèle d’une nouvelle dialectique, d’une esthétique nouvelle et scientifique, d’une dramaturgie des rapports humains qui semble alors dans le théâtre contemporain en avance d’un siècle. Ainsi, ses personnages évoluent-ils dans une société où la liberté est illusoire, où personne ne peut rien pour personne.1913, première représentation à Munich du Woyzeck.
Dans Wozzeck, l’opéra, nous assistons également à une semblable analyse d’un prototype qui représente une partie de l’humanité entière, celle du pauvre, de l’opprimé, de l’humilié, prisonnier de son existence sociale. Et que ce soit dans la pièce ou dans l’opéra, la marche du héros vers la mort n’est qu’une conséquence logique. Il ne pouvait en être autrement. Gardons à l’esprit que la pièce fut écrite en 1836. Mais alors, un destin étrange va faire que les fragments écrits du drame vont se retrouver conservés, mais très abîmés, pour ressurgir environ un demi-siècle plus tard, en 1879. Un traitement chimique va permettre leur utilisation et c’est ainsi que, 34 ans plus tard, à l’aube de la première guerre mondiale, un certain Alban Berg assiste à une représentation de Woyzeck. La rencontre avec l’envoyé de la muse de la musique devint historique. Berg doit avoir entendu dans l’œuvre, l’appel de son propre destin : il est comme électrocuté et ira voir toutes les représentations, ne pouvant s’en arracher pendant que son génie s’enflamme, entrevoyant comme uns sorte de mission.
Or, la chose paraît insensée car elle correspond, en même temps, et là, le “en même temps“ est autrement plus passionnant, à une tempête qui s’est abattue sur l’écriture de la musique qui bouleverse alors le paysage. La crise de l’ancien système harmonique éclate ouvertement. Foin des lois tonales !! L’“école viennoise atonale“ détermine dorénavant presque toute la production musicale du monde occidental, avec le gourou, Arnold Schœnberg et un autre adepte, Anton Webern, le plus radical de la “trinité“ déclarée. Alban Berg est le troisième “atteint“. Le mot qui fait fuir – dodécaphonique – se doit d’être prononcé mais, et il y a un mais, salvateur. En effet, l’écriture adoptée par ce dernier semblerait la seule capable de se plaquer sur le texte. Alban Berg, serait-il donc le seul musicien capable de pouvoir s’emparer de cette tragédie ? Il va, au final, désobéir à son maître Schoenberg qui estimait que la langue, le fond et la forme de la pièce étaient intraduisibles en musique. Il va réussir le tour de force d’écrire une musique plutôt atonale mais rarement éloignée des repères tonaux, une sorte de compromis entre modernité fortement teintée de tradition, une musique volontiers rugueuse, abrupte, par moments, même agressive mais qui, au bilan, “colle“ à l’âpreté du livret relatant un fait divers d’une noirceur absolue. Du romantisme passablement foulé aux pieds par un expressionisme débridé.
En dramaturge de génie, entre 1917 et 1922, Berg va créer à partir des vingt-trois scènes à sa disposition, un opus de trois actes complets de cinq scènes chacun. L’analyse de la complexité de la musique écrite par Alban Berg étant, bien sûr, absolument hors de propos ici, contentons nous de remarquer que, malgré l’accent mis sur l’architecture savante de sa musique, le compositeur lui-même considère bien l’expression comme l’élément le plus important de son art. Mahler transpire encore. Et admirons, ces moments d’éruption musicale et dramatique, vision de catastrophes orchestralement exprimées tellement en rapport avec les pics de la tragédie. Mais, soyons tout aussi attentif aux instants d’une extrême douceur, car il y en a.
On se doit de remarquer aussi l’importance des douze musiques d’enchaînement qui relient les scènes, soit en forme d’épilogues, ou interludes, ou prologues. En principe, elles correspondent à des changements de décors mais, tout dépend du choix de la mise en scène, décor unique ou pas, etc….Elles ne sont pas là pour meubler mais sont partie absolument intégrante de l’ouvrage. Elles se caractérisent par une grande puissance expressive pendant que les scènes elles-mêmes sont traitées musicalement, avec circonspection, et souvent avec la plus extrême retenue. Mieux encore, à partir du moment où les scènes deviennent toujours plus muettes, où les mots ne forment presque plus de phrases mais se succèdent ou deviennent des cris, là où la langue n’est plus rien que solitude, où n’existe plus que la simultanéité des événements externes et internes, alors l’analogie prédestinée de Berg à Büchner se dévoile dans sa perfection. Des études détaillées éclairent sur la correspondance entre les formes musicales et scéniques. Vous aurez tout loisir à vous plonger dans ce travail de forcené ! mais vous ne pourrez réaliser cette analyse pendant la représentation, pris que vous serez par la force du spectacle sur tous les plans.
Question direction musicale, Leo Hussain est un habitué de l’ouvrage. Il a notre entière confiance, tout autant que les musiciens de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse ainsi que les Chœurs et la Maîtrise du Théâtre du Capitole placés sous la direction de Gabriel Bourgoin. Leo Hussain avait fait forte impression dans l’ouvrage de Korngold, Die tote stadt ici même il y a deux ans.
Au vu des commentaires lus en rapport avec cette nouvelle production mais aussi avec, en tête le souvenir de deux productions récentes ici même de Michel Fau et de son équipe, à savoir l’Ariane à Naxos et l’Elektra, on se sent prêt à affronter une œuvre que l’on sait difficile mais qui peut emporter les spectateurs quand sa facette théâtre nous envoûte littéralement. Rude tâche pour David Belugou aux costumes, (son entretien dans Vivace me rassure grandement aussi !) Joël Fabing aux lumières, Emmanuel Charles aux décors.
« Nous respectons scrupuleusement les livrets » nous dit David Belugou. Tant mieux. Je ne peux, pour ma part, que souhaiter d’être ainsi loin, très loin, de l’“immondissime“ proposition d’un certain Calixto Bieito au Liceo de Barcelone en mars 2006, pour une production de Wozzeck où la succession des horreurs sur scène vous traumatisait la vue mais à un point tel, que même l’audition en était tourneboulée. C’est sûr que les quinze scènes écrites par Berg peuvent fort bien se prêter à l’ignoble, mais enfin.
Première représentation à Berlin le 14 décembre 1925. Le chef mythique Éric Kleiber dirige.
L’entrée triomphale dans tous les opéras du monde débute en 1925.
L’entrée au Théâtre du Capitole a lieu en mars 1973. Il n’y avait pas foule !!
Nicolas Joël le mettra à l’affiche en avril 1995. Jean-Philippe Laffont était Wozzeck.
Les personnages de l’opéra et un petit retour sur la musique qui vous attend, c’est pour le prochain article d’annonce !
On termine avec le synopsis.