La création mondiale du ballet de Kader Belarbi sur la figure si singulière de Henri de Toulouse Lautrec devait avoir lieu en juin 2020. Un virus sournois en a décidé autrement. Puis en novembre 2020, ce même virus a sévi à nouveau nous privant de danse et privant les danseurs de scène. Vient enfin ce mois d’octobre 2021 où, les dieux, espérons-le, permettront enfin que nous puissions retrouver l’univers fabuleux du peintre. « A la tercera viene la vencida » dit un proverbe espagnol, « la victoire arrive à la troisième tentative ». La victoire se profile donc en ce mois d’octobre.
Nous reprenons ici une note d’intention que Kader Belarbi nous avait proposée pour nous permettre d’attendre ce spectacle, il nous dévoilait comment le ballet a pris corps et comment le peintre a inspiré le danseur.
« La peinture m’a toujours fasciné et il m’est donc naturel de rapprocher l’acte du peintre de celui du danseur. Toulouse Lautrec fut le peintre des fêtes parisiennes, des cabarets, des cirques, des divertissements, et des bals. Mais ce qui passionne l’artiste, c’est la gestuelle, l’attitude, la figure des gens à qui il donne toute leur personnalité et leur profondeur dans l’espace de la scène qu’il traduit par un cerne noir et un choix restreint de couleur. La danse fut un sujet central dans l’œuvre de l’artiste. D’un geste de son pinceau ou de son crayon il nous donne à voir le mouvement d’un corps, son rythme, son énergie , son humanité dans le « non finito ». Toulouse Lautrec devient Monsieur Clochepied, esclave de son petit corps et du regard des autres. En homme libre et audacieux le petit peintre consomme et consume sa vie. Mais par des yeux clairvoyants et un geste virtuose, il réussit à la transcender en croquant la vie des gens et le grand peintre nous laisse le fabuleux témoignage de la crudité et de la vie de l’âme humaine. Appuyé sur son bout de canne il se rend partout vers la plus proche lumière, ce havre dans la nuit.
Dans sa soif de tout voir, d’aimer et de partager les plaisirs les plus effrénés, il entraîne ses amis dans son sillage. D’un bar à une maison close, d’une brasserie à un cirque. Il baigne dans l’atmosphère de cabaret et de bal, devenant un habitué, marinant dans le bruit, la trépidation, la moiteur et buvant verre après verre dans la fièvre. Sous les lampes à gaz, dans l’emportement d’une musique tonitruante, sur les figures des quadrilles, dans le déploiement tourbillonnant des lingeries ; dans cette ambiance fiévreuse, haletante et surchauffée, Lautrec respire avec un plaisir indicible. Lautrec ne se rassasie pas de contempler les gigoteuses qui gambillent dans la mousse de leurs dessous, décoiffant parfois un spectateur d’un preste et léger coup de pied avant d’aller s’allonger sur le parquet dans la glissade du grand écart. Il dessine et peint étalant sur ses toiles et sur ses cartons, des fêtes et des plaisirs. Dans la détresse qui lui alourdit l’âme, c’est vers les filles recluses des bordels qu’il se tourne. Il fréquente assidûment les maisons closes où les rapports sont dénués d’hypocrisie. Dans ses toiles, il les montre telle qu’elles sont dans une mode des images érotiques et sexuelles qui semblent si chères aux hommes de l’époque qui aiment avoir un fantasme illustré, Lautrec en fait une chanson d’amour à la gloire du plaisir.
Grille d’Egout et Jane Avril – Maquettes de costume d’Olivier Bériot
Avec son crayon, il a noté ce qu’il voyait, il fouillait avec intensité les traits qui marquent l’être, le philtre d’amour tant cherché et bu tout au long de sa vie nous a laissé des images crues de la vie et des gens. Il a réussi à effacer la tragédie personnelle face à l’observation subtile d’un monde que la postérité a retenu. Le rythme vertigineux de cette vie d’homme et d’artiste, et l’œuvre de Lautrec va me permettre, avec l’équipe artistique, d’inventer un spectacle d’où surgiront des corps dansants. Je vais tenter de brosser une fresque endiablée teintée d’accent de la physionomie humaine, en s’intéressant à l’allure des êtres en mouvement, comme une revue haute en couleur ».
A l’aube de cette reprise, nous avons demandé à Kader Belarbi comment il l’avait abordée. Avait-il remis sur le métier son ouvrage ? Y avait-il des retouches à faire, des choses à changer ?
« Après 2019 (date prévue pour la création) quand j’ai repris 2020 j’ai repris de manière très fluide et très naturelle. Et puis au deuxième confinement j’ai décidé de ne plus suivre du tout, de ne rien regarder de ce que j’avais fait en 2020 et d’avoir un regard en studio, une réactivité en direct, une sensation de ce qui devait être revu, des choses qui devaient être rectifiées, celles qui devaient être retirées. Pour redonner de la consistance là où il faut. Avant le 25 août, date à laquelle nous avons repris les répétitions, j’ai visionné une sorte de filage que nous avions fait, sans l’arrêter, en restant à distance en quelque sorte. Donc en studio, je reprends en direct, tout ce qui a germé, tout ce qui a été inscrit pour voir ce qu’il faut que je fasse ou je défasse des choses. Tout réémerge, tout resurgit, c’est une manière d’avoir un regard neuf qui est celui d’aujourd’hui. Et avec les danseurs qui me connaissent, je suis prêt à entendre les changements qu’on peut y apporter si nécessaire. Et ce que je trouve formidable avec cette compagnie c’est que là, aujourd’hui, cette matière vivante que sont les danseurs, est à l’écoute et on peut jouer ensemble sur de nombreux plans, et Les saltimbanques (ballet de la fin de saison 2020/2021 ndlr) ont été la preuve qu’ils ont pu chanter, parler, être acrobates, machinistes tout en étant danseurs. Ils savent aujourd’hui réagir à tout ça et cela devient un bonheur absolu. Ce spectacle était sur un peintre et cela continue en ce début de saison sur un autre peintre. Il y a un regain d’énergie, quelque chose est vraiment en train de se passer réellement. De plus il va y avoir une captation du spectacle par France Télévision. Les Saltimbanques vont passer sur Arte en février 2022. Tout cela nous fait connaître, ces résultats sont importants pour les danseurs.
Mais il va y avoir aussi cette annexe, optionnelle, qui rajoute un piment au ballet, ce sont les séquences de réalité virtuelle. C’est une première absolue dans le spectacle vivant. Les spectateurs qui le souhaitent seront munis de lunettes grâce auxquelles, à certains moments, ils se retrouveront au cœur du ballet, au milieu des danseurs. Il y aura une dizaine de séquences d’environ deux minutes tout au long du spectacle ; puis trois séquences qui les conduiront dans l’univers du peintre. Je me dis que Lautrec, que l’on dit résolument moderne, aurait apprécié cette nouvelle technologie car il était un précurseur au début du XXème siècle : affiches, publicité, lithographie dans un monde où cinéma et photographie venaient d’apparaître. C’est avec beaucoup d’impatience que j’attends donc cette première ».
Une impatience, qui est la nôtre aussi, pour découvrir cette nouvelle création du chorégraphe.
Les costumes ont été dessinés par Oliver Bériot. Il dessine des silhouettes grises, comme des photos de rue en noir et blanc qui seraient recolorisées, et d’où vont surgir des personnages forts, des filles qui vont se créer chacune sa personnalité. La Vachalcade [Fête montmartroise animée par des cortèges et un défilé de chars à thème NDR] qui devient dans le ballet la Chavalcade, fera éclater la danse dans une grande fête où le french-cancan sera roi, dans un tourbillon de dentelles.
La scénographie du ballet est signée par Sylvie Olivé qui a été interpellée dans la peinture de Toulouse Lautrec par l’aspect inachevé de ses toiles ce que l’on appelle le non finito. Elle a fait le choix de ne pas tout traiter, d’esquisser et de donner tout le pouvoir de l’évocation à des lignes graphiques à la transparence, à l’opacité, à des jeux d’ombre et de lumière. Jouant des échelles dans l’espace et seul décor les ombres projetées vont agrandir et diminuer les sujets et l’espace. Tout sera aussi suspendu et trop haut pour le petit homme Toulouse Lautrec. Sylvie Olivé nous dit aussi que la scénographie est le support du peintre, le châssis, le carton quand la danse deviendra la peinture.
La musique, signée Bruno Coulais, compositeur de nombreuses musiques de film, comme Les Choristes, mettra en scène, en direct sur le plateau, le piano de Raúl Rodriguez-Bey et l’accordéon de Sergio Tomassi. Elle revisitera les airs et les danses de l’époque, passant de climats mystérieux comme d’autres plus jubilatoires, avec parfois quelques emprunts à Erik Satie
« Nous sommes des saltimbanques de rêves », nous dit Kader Belarbi. Et c’est vers le rêve de la danse qu’il nous entraîne au travers de l’œuvre du peintre.
Annie Rodriguez
une chronique de ClassicToulouse