Victimes d’attaques incessantes, tous les habitants d’un village n’ont d’autre choix que de fuir sur les routes, en espérant pouvoir vivre dans un autre pays qui les accueillera. Durant ce périple, Kyona et Adriel sont séparés de leurs parents, et doivent faire face à l’inhumanité qui les entoure. Déterminés à s’en sortir, les deux enfants affronteront de multiples épreuves au cours de ce voyage initiatique.
C’est à partir de son histoire personnelle que la réalisatrice Florence Miailhe propose, avec l’aide de Marie Desplechin à l’écriture, La Traversée, un conte universel et intemporel. Elle utilise son exceptionnelle technique de peinture animée sur verre, à laquelle elle nous avait habitués avec ses courts-métrages. En 2019, nous avions pu connaître l’avancée de son premier long-métrage durant une présentation faite par Luc Camilli de Xbo Films -cf photos dans l’article) à la Cinémathèque de Toulouse, avec l’ACREAMP et le Cartoon Forum, où Aurel avait aussi présenté l’avancée de Josep. C’est donc deux ans plus tard que la réalisatrice est venue présenter son film aux Toulousains, l’occasion pour moi de m’entretenir avec elle sur cette très longue phase de création.
À quel moment avez-vous eu l’idée de faire un long-métrage ?
C’était en 2005. D’après ce que je sais, mes arrière-grands-parents seraient partis en 1905 d’Odessa, en Ukraine. En 2005, il y avait déjà beaucoup de migrants qui arrivaient d’Afrique subsaharienne, mais aussi d’Afrique du Nord. Cette liaison 1905-2005 m’a donné l’idée de faire un film qui parle des migrations. À l’époque, je voulais plutôt faire un film historique en reprenant ces migrations de 1905 avec des Juifs qui étaient chassés par les pogroms, mais aussi les Arméniens et les Grecs, comme le montre America America d’Elia Kazan. Ce film historique aurait aussi abordé la fuite de ma mère, juive, avec son frère. Entre 1939 et 1944, elle rejoignait la zone libre, et dessinait les Gitans qu’elle croisait, le cirque.
Ces dessins-là sont restés dans La Traversée. Mais j’ai abandonné cette idée de film historique, grâce à Marie, pour faire un film universel, sans date fixe, en reprenant les codes des contes, présentés en chapitres. J’avais déjà en tête que ce nouveau projet serait un long-métrage, car j’avais l’impression que cette histoire devait être racontée sur un temps plus long que celui d’un court-métrage.
Saviez-vous dès le départ la durée du film ?
Oui, on savait qu’il durerait 1 h 20. Et je n’avais pas envie de faire moins que cette durée.
Avez-vous envisagé de faire une série où chaque épisode aurait été un chapitre reprenant un code de conte ?
Avec ma technique d’animation, envisager d’en faire une série était impossible. On en a plaisanté après avec Marie : « ça serait bien qu’après avoir raconté l’histoire de Kyona et d’Adriel, on puisse raconter celle d’Iskender, d’Erdewan et des autres personnages ». Mais si je n’avais pas pu faire La Traversée en long-métrage, nous en aurions fait une bande dessinée.
Comment s’est déroulée cette phase d’écriture ?
En 2006, Xavier Kawa-Topor qui dirigeait l’abbaye Notre-Dame de Fontevraud depuis un an, voulait créer une résidence d’écriture pour les films d’animation, et il me demande d’être la première résidente à Fontevraud. Je n’avais pas encore l’histoire, mais je commençais à y réfléchir, savoir comment j’allais la raconter, savoir si ma technique d’animation pouvait s’appliquer à un long-métrage. J’avais déjà demandé à Marie si elle souhaitait écrire un scénario sur ce thème-là, et elle avait accepté, mais au moment de la résidence, je suis seule. Je commence plutôt à poser des jalons, à me renseigner sur les migrations du début du xxe siècle. J’essaie de concevoir comment on allait pouvoir partager le travail.
La résidence à Fontevraud a duré un mois. Puis Marie et moi avons travaillé sur le scénario proprement dit. Cela n’a pas été un travail continu : on écrit, je fais des dessins, on se revoit. Comme je ne sais pas dessiner certaines choses, il a fallu apporter des modifications au scénario. Et j’ai dû me confronter aux dialogues entre les personnages. Ils ont été réduits au minimum, et enlever ce que je ne pouvais pas dessiner. Je ne faisais pas exclusivement ce projet, je travaillais aussi sur d’autres choses. Le scénario s’est mis en place petit à petit, entre 2006 et 2009. On a eu une aide au développement du CNC et une aide au développement d’Arte, qui nous ont permis d’écrire et de travailler, et on a présenté le scénario en 2010 au festival Premiers Plans d’Angers, où il a reçu le prix du scénario.
Quand a commencé la phase de peinture ?
Bien après ! Quand on a eu le CNC, puis le prix du scénario aux Premiers Plans d’Angers, on a voulu lancer la production. Or, nous n’avons pas eu ce qu’il fallait pour la débuter, et en particulier le soutien d’Arte. Le CNC ne peut pas tout donner, et même si nous avions eu des financements des régions à cette époque-là, il faut une part de financement privé et une part de financement public. Vu le sujet, le film, mon travail, nous ne voyions qu’Arte pour avoir un financement privé. Et sans cette part de financement privé, nous avons perdu l’aide du CNC, vu que le projet ne s’est pas fait dans les trois ans qui ont suivi l’obtention de cette aide. La productrice des Films de l’Arlequin, Dora Benousilio, a toujours gardé le moral car elle a tout le temps pensé qu’elle trouverait les moyens de faire le film. Elle a toujours été derrière moi à dire « on va y arriver, on va y arriver ». À un moment, sans se décourager, mais en se fixant une limite, elle a dit « si cette année ça ne marche pas, on arrête », c’était en 2016, et cette année-là, tout s’est déclenché.
Dans le dossier de presse, elle déclare qu’il a fallu deux mois pour trouver les celluloïds. Qu’avaient-ils de si particuliers pour être introuvables ?
L’animation se faisait avant sur des celluloïds, alors que maintenant, elle se fait sur ordinateur avec des logiciels. Il n’y a plus de celluloïds, mais c’est anecdotique.
Je trouve au contraire que cela en dit long sur la persévérance qu’il vous a fallu pour que La Traversée se concrétise, face aux contraintes, aux déceptions…
Oui, c’est vrai. Après 2010 où on a eu le prix du scénario aux Premiers Plans d’Angers et le CNC, on s’est dit « c’est parti », on a eu notre lot de déceptions : Arte a dit non, Canal+ a dit non, France Télévisions a dit non, une région a dit non, on perd en 2013 le CNC. En fait, on a présenté en tout trois fois le projet au CNC, et le scénario changeait, mais pas tant que ça. Entre le moment où on avait eu le CNC la première fois et le moment où on l’a représenté la deuxième fois, je trouvais qu’on n’avait pas assez de choses nouvelles pour convaincre le CNC de dire oui. À ce moment-là, je n’y croyais pas trop moi-même, et j’ai mal défendu le projet.
Les financements ont été aussi débloqués car les gens ont mieux compris notre projet après la mort du petit garçon kurde, Aylan sur la plage en Turquie en 2015. Les journaux ont beaucoup plus parlé des migrations. La recherche de financements a duré jusqu’en 2016, quatre ans avant la fin du film en janvier 2020.
Donc là, la phrase de réalisation commence, avec la peinture des décors…
Il faudrait vérifier auprès de Luc de Xbo pour savoir précisément les dates…
En 2016, on commence à avoir des réponses positives, dont Arte, et c’est là qu’on s’est dit « on fait le film », où je commence la pré-production avec les story-boards, des recherches de décors, des animatics, des teasers pour le Cartoon Movie.
On a fait un mois de test d’animation. Au moment de cette préproduction, je suis encore seule à travailler sur l’animatic. Je crois que c’est en 2017 que j’ai une assistante réalisatrice et qu’on commence à mettre en place la logistique du film. L’équipe se composait d’une dizaine de décoratrices à Toulouse, ainsi que de deux décoratrices en Allemagne. C’était très difficile de travailler sans moi : à chaque fois qu’elles nous envoyaient quelque chose, on leur disait que ça n’allait pas. Elles ont finalement fait un petit passage à Toulouse, pour voir comment le reste de l’équipe travaillait, et acquérir la même technique. À Toulouse par contre, c’était super ! J’ai un très très bon souvenir de toute la super équipe de décoratrices à Toulouse. Dans la fiche artistique du dossier de presse, je constate qu’il manque les noms de décoratrices… Il y avait aussi Charles qui faisait aussi les personnages pour la première image de chaque plan, qu’on fournissait ensuite à l’animatrice. Toute la partie concernant les décors a nécessité neuf mois.
Et ensuite ?
J’ai eu deux cheffes décoratrices qui se sont succédé. Les décors n’étaient pas tout à fait finis quand, pour des raisons de coproduction, je suis partie commencer l’animation à Prague en décembre 2017. Pour pouvoir monter le financement du film, on a eu de l’argent d’un coproducteur tchèque (Maur Films) qui a eu des subventions de la République tchèque, ce qui nous oblige à travailler en partie dans le pays. Le plus gros de l’animation a été fait en République tchèque durant dix-huit mois où huit animatrices ont travaillé sur cinq bancs-titres.
Le montage commençait en partie, et nous permettait de corriger un peu au fur et à mesure de ce qui arrive, de voir si cela s’intègre bien dans l’ensemble.
En fait, ça s’est tuilé, c’est ça qui était difficile pour moi en tout cas : les décors n’étaient pas finis, les premières images des plans n’étaient pas finis non plus que déjà, je commençais l’animation. L’animation en République tchèque n’était pas du tout finie que j’ai commencé l’animation en Allemagne (Balance films), et ni l’un ni l’autre n’étaient finis quand j’ai commencé l’animation à Toulouse. À la fin, il y a tout ensemble, et c’était super difficile car ce sont des techniques très artisanales, très artistiques, et sans filet : si on se trompe, on doit recommencer le plan en entier. Quand j’étais physiquement présente, cela fonctionnait mieux que quand j’étais absente. On a pris des chefs animation pour compenser quand je n’étais pas là, mais c’était quand même extrêmement difficile de partager ainsi le travail.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Beaucoup dans la peinture : les peintures de ma mère en premier ; puis Gauguin, Chagall, Vuillard, Derain, Matisse, entre autres…
Les photographies de mon mari, Patrick Zachmann, photographe à l’agence Magnum, nous ont beaucoup servis. Ses photos sur ce lieu à côté des camps de rétention des Chinois à Hong-Kong ont inspiré les lieux de la fin du film. Il a aussi fait un reportage à Malte et à Lampedusa, que nous avons utilisé.
En animation, toujours les réalisateurs qui avaient des univers très picturaux Youri Norstein, Jean-François Laguionie, Robert Lapoujade qui n’est pas connu du tout du public, la réalisatrice canadienne Caroline Leaf, Gianluigi Toccafondo qui a fait des courts-métrages magnifiques.
En prise de vues réelles, c’est difficile à dire car j’aime beaucoup de films, mais particulièrement ceux qui ont une écriture visuelle forte. En animation, on ne peut pas tout raconter. Je préfère privilégier les choses qui sont visuelles, plutôt que les choses qui vont développer une psychologie du personnage : les acteurs sont meilleurs que des figures animées pour cet aspect-là. En animation, on passe plus par le mouvement que par un gros plan sur une tête. Donc, en prise de vues réelles, j’aime bien Kusturica, car il y a une image forte de reconstitution du réel.
Je suppose que quasiment toute l’animation a été gardée au montage…
Oui. Par rapport à mes courts-métrages où je travaille seule et où je prépare peu, La Traversée a nécessité une préparation importante avant. C’est pour ça aussi qu’on montait au fur et à mesure. On avait déjà monté l’animatic où on avait rectifié des plans, enlevé des dialogues, et on réajustait si besoin avec la première cheffe monteuse qu’on a eue, puis avec la seconde qui lui a succédé. L’animatic était monté avec les voix témoins, puis on a enregistré les voix des personnages avec les comédiens pour avoir le bon temps, et on a remonté l’animatic avec ces voix définitives. Et à partir de là, on a fait l’animation, qui a dû être ajustée aux voix car à partir de l’animatic qui avait les voix, l’animation pouvait être un peu trop courte ou un peu trop longue.
Les inserts sur le carnet étaient-ils déjà prévus au scénario, ou durant le montage ?
Ils étaient au scénario. Même si elle était plus âgée que mon héroïne, Kyona, ma mère a fait ses dessins très jeune, entre quinze et dix-huit ans, même vingt ans. J’avais très envie de les utiliser dans le film. J’ai fait une sélection à partir d’une vingtaine de carnets de ma mère : elle n’en avait pas qu’un, elle dessinait tout le temps. On a réinventé le carnet de Kyona à partir de dessins réels faits par ma mère de ses parents, de ses grands-parents. On s’est aussi servi des dessins de ma mère pour faire les personnages du film.
Pourquoi le visuel de l’affiche a-t-il changé ?
Il faut demander à Gébéka. J’aimais bien cette image avec Kyona très en hauteur, avec cette fleur rouge dans les cheveux, avec le cirque rouge. Je crois que la productrice n’a jamais beaucoup aimé cette image de Kyona dans l’arbre. Ils voulaient peut-être une affiche originale, avec un visuel qu’on n’avait pas vu, pas issue du film, mais qui résume mieux le film.
Qu’est-ce qui a été plus dur pour vous ?
De voir tout qui s’accumulait. La préparation était super : j’ai eu le temps de faire les décors, de faire le story-board. Mais quand tout a commencé à se tuiler, c’était super dur de ne pas être tout le temps avec les équipes. Je n’arrêtais pas de voyager entre Prague, Leipzig, Toulouse, et de nouveau Prague, Leipzig, Toulouse… pendant quatre ans.
De quoi êtes-vous le plus fier ?
D’avoir mené le projet jusqu’au bout. En 2006 à Fontevraud, c’était comme un défi que je me lançais à moi-même : « la peinture animée que je fais en court-métrage, pourquoi pas pour un long-métrage ? ». J’avais vraiment envie de relever ce défi-là, de prouver qu’on pouvait faire un film très artisanal même dans le long-métrage d’animation.
Pour plus d’informations, consultez le dossier de presse du film.
Merci aux cinéma Utopia et ABC d’avoir permis cette rencontre !
La Traversée, film d’animation de Florence Miailhe, à partir de 11 ans, actuellement en salles.