Consulter mon premier article intitulé Elektra-choc en rapport avec le Théâtre du Capitole où vont être données cinq représentations de l’opéra Elektra de Richard Strauss, créé en 1909.
Electre
Electre, ou la naissance d’un mythe car on ne sait pas très bien d’où vient le personnage qui n’apparaît que dans L’Orestie d’Eschyle, elle-même inspirée par des trilogies perdues , et qui nous permet de faire connaissance avec la sœur vengeresse. Tandis que chez Eschyle, Electre et Oreste ne sont que les instruments du destin, Sophocle, lui, viole les lois de la tragédie et en gomme la dimension épique. S’ils restent inspirés par les dieux, ses héros n’en cèdent pas moins à leurs propres passions et décident eux-mêmes du meurtre à accomplir. Quant à Euripide, il achève d’embourgeoiser le drame et verse dans la parodie. Son Electre vit à la campagne, elle est mariée à un paysan qui ne l’a pas touchée, vivant finalement comme frère et sœur. Après moult péripéties, elle est sensée attirer sa mère lui faisant croire qu’elle attend un enfant, perspective inenvisageable, et donc la faire assassiner. Livret potentiel bien trop complexe. Voilà déjà trois destins bien différents.
Salut final pour ce véritable CHOC
Pour mythologique qu’elle soit, la patronne des matricides inspire toujours plus ou moins une sorte de terreur sacrée. Oreste sera innocenté par le tribunal des dieux. Electre, non. Elle meurt à l’issue du crime dont elle est l’instigatrice, on est chez Sophocle, mais elle n’en reste pas moins sous le coup de la malédiction divine. Certains d’entre vous ont rencontré peut-être Electre dans Les Mouches de JP Sartre, ou chez Jean Anouilh dans Tu étais si gentil quand tu étais petit !! ou un Electre de Sophocle revu et corrigé par Antoine Vitez tandis que Luca Ronconi ou Peter Stein discourent à partir de L’Orestie d’Eschyle en nous plongeant dans un ennui profond presqu’éternel (enfin, votre serviteur).
Hugo von Hofmannsthal du temps d’Elektra, début XXè
Tout cela dans le but de dire merci à cet allemand fervent d’Antiquité, j’ai nommé Hugo von Hofmannsthal, merci d’avoir, à partir de Sophocle, écrit une pièce et persuadé Richard Strauss de la mettre en musique en ce début de XXè siècle. Elektra, leur premier ouvrage commun, fut le fruit d’une collaboration à rebondissements qui fait que, du compositeur et du dramaturge, ni l’un ni l’autre ne peut se prévaloir d’une priorité ou d’une prééminence dans la conception d’une œuvre qui sera la première d’une série de six opéras véritablement “confectionnée“ à deux, un fait pratiquement unique dans l’histoire de cet art. Prima la musica, e poi le parole ? ou prima le parole, dopo la musica ? telle est d’ailleurs la question de Capriccio, l’ultime opéra de Richard Strauss. La réponse est aussi donnée par les milliers de feuillets de correspondance entre le compositeur et le dramaturge : The Correspondance between Richard Strauss and Huho von Hofmannsthal, Cambridge University Press, 1980.
Nous sommes en 1903, le dramaturge a déjà fait monter pour la scène allemande une adaptation de l’Electre de Sophocle, que Richard Strauss a vu, et il a pu signifier son intérêt à l’auteur. Hofmannsthal le recontactera en 1906 et ne le lâchera plus, même si le compositeur voudra faire diversion en proposant un Semiramis ou un Borgia. Si Strauss tergiverse ainsi, c’est que le projet d’Elektra lui paraît trop proche et trop ressemblant avec le Salomé. On a deux héroïnes qui sont pratiquement en scène tout au long d’un drame d’une durée presque identique, l’une et l’autre réagissent en jeunes filles écartées de la sexualité, mais hantées par sa violence, elles dansent pour le prix d’un mort et poursuivent jusqu’à l’anéantissement la logique funeste de leur amour. Finalement, l’affaire est conclue, et l’élaboration en commun durera dix-huit mois. Strauss, qui a toujours été d’un grand discernement dans le choix de ses textes (voir ses Lieder) et qui sait la valeur des mots, devinant en Hofmannsthal, un librettiste né, finira même une de ses lettres qu’il lui adresse par ces mots : « …je voudrais vous demander instamment de me donner la priorité pour un sujet écrit par vous sur quoi je pourrais composer. Votre manière a tant en commun avec la mienne Nous sommes nés l’un pour l’autre… » Mais, sait-on que, lycéen, fasciné par la Grèce, Strauss a déjà écrit plusieurs pièces confiées au chœur et à un petit orchestre. La première de celles-ci, écrite à quatorze ans ! était la mise en musique de plusieurs passages de l’Electre de Sophocle. Il ne fait qu’y revenir.
Richard Strauss du temps d’Elektra, début XXè
Pour faire court, on est impatient d’aller constater comment, dans un opéra sans, ouverture, actes, scènes, ni récitatifs, le texte se situe à un niveau si approchant de celui de la musique, exceptionnel à mon goût. Sans oublier la scène, et pouvoir dire avec Hugo von Hofmannsthal : « N’oublions pas que la scène n’est rien et moins que rien si elle n’est pas quelques chose de merveilleux. Qu’elle doit être le rêve des rêves. » Immense travail pour Michel Fau et ses acolytes.
Penchons-nous sur la musique et plus particulièrement sur celle éruptant de la fosse, pierres noires de basalte, granit, obsidienne et péridots, fosse où les nombreux musiciens essaient de trouver leur place pour produire cette matière orchestrale aussi profuse et dense, brillante et monochrome. Elektra, « un modèle de profusion orchestrale » illustration parfaite de la musique en tant que véritable métaphore de la pulsion. Nous sommes alors en plein bouleversement au niveau orchestral d’une part et facture instrumentale d’autre part. Immense travail aussi pour Frank Beermann à la direction d’orchestre et de la production. Deux versions pour cet opéra, version large et version réduite suivant la fosse. La variété dans les bois et les cuivres est assez stupéfiante. L’effectif orchestral retenu est rare pour une pièce symphonique mais inédit pour un opéra. Pour votre info, en voici le détail :
Elektra effectif orchestral
Voilà un orchestre qui est maintenant commentateur, accompagnateur et acteur du drame musical. Ces trois rôles de l’orchestre sont bien les aspects divers d’un déploiement de l’orchestre au service du drame. Dans les procédés mis en œuvre, comme sa présence permanente, sa polyphonie et sa place au centre, physiquement, sa connivence par moments avec le chœur antique, il y a une telle cohérence dramatique et une telle adéquation avec toute intention du librettiste que tout cela réuni fait bien d’Elektra, un des chefs d’œuvre du drame musical moderne !
C’est ainsi, par exemple, qu’il est un véritable personnage dès les premiers accords, avant les premiers mots d’Elektra. Rôle d’accompagnateur aussi, en effet, et facile à repérer quand arrive sur scène Clytemnestre : il agit ainsi comme un ciment formel et aussi, ailleurs, en toute opposition quand il est chœur ou personnage. Il est permis d’envisager encore les associations entre certains instruments et les personnages, une recherche captivante. En fait, on s’incline devant le rôle central, implacable, dévolu à l’orchestre avec ses tensions et détentes qui participent à l’unité formelle, une écriture orchestrale de chaque instant, avec chaque note associée à chaque vers du livret, chaque mot. Le passage lié à la danse est particulièrement …remarquable, époustouflant. La danse comme chez Nietzsche et Strauss a une forte signification cathartique et orgiaque. Repérons le rythme de danse dès que Chrysothémis interpelle Elektra, après le meurtre d’Egisthe. Nous sommes à la fin du drame. Elektra amorce enfin physiquement sa danse de mort avant de s’écrouler.
Le violoncelliste Edouard Modigliani 1909
Il faudrait une représentation pour scruter chaque péripétie à l’orchestre, une autre pour le chant d’Elektra, une autre pour le chant de tous les autres personnages, une autre encore pour ausculter le côté théâtre, une autre enfin pour s’abandonner aux sensations, comme elles viennent.
Théâtre du Capitole