En 2014, le festival Cinespaña proposait en compétition Caníbal (Amours cannibales) de Manuel Martín Cuenca, avec Antonio de la Torre dans le rôle de Carlos, cannibale et tueur en série, qui a aussi le bon goût d’être un prestigieux tailleur de Grenade. Déjà impeccable en clown dans Balada triste de trompeta d’Álex de la Iglesia, en père pédophile ou pilote dans Volver et Les Amants passagers de Pedro Almodóvar, et quel que soit le registre, Antonio de la Torre accédait pour la première fois à un rôle principal. Immense plaisir d’avoir pu m’entretenir avec lui au sujet de Caníbal, et de ses précédents films, lors de sa venue à Cinespaña, où il accompagnait ce grand film.
C’est votre quatrième collaboration avec Manuel Martín Cuenca. Comment vous a-t-il présenté le rôle ?
Lui et moi sommes très amis. Il m’a annoncé qu’il voulait tourner une histoire avec un cannibale, qu’il allait faire des essais avec plusieurs acteurs, et qu’il aimerait en faire un avec moi. J’ai bien sûr accepté. Après les essais où il n’y avait pas de scène où Carlos mange de la viande humaine, je lui ai demandé si ça le dérangeait que je sorte le steak, que j’avais apporté dans une boite, pour le manger. Il a accepté, et je l’ai simplement mangé. J’ai compris, à sa façon de me regarder lorsque j’avais mangé le steak en entier, que j’allais avoir le rôle. Je me souviens de lui avoir demandé s’il voulait savoir à quoi je pensais durant cette scène. Il m’a répondu que c’était mon secret. Je voudrais que les spectateurs se demandent aussi ce à quoi je pensais quand ils verront cette scène.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le rôle de Carlos ?
C’est le premier rôle que j’ai, où je joue dans toutes les séquences. J’aimais bien prendre mon costume et blaguer avec les autres membres de l’équipe : j’étais un parmi tous.
Quand j’ai fait ce film, je n’étais pas sûr d’être capable de transmettre des émotions, notamment à cause du minimalisme du personnage, qui se trouve tellement dans la retenue. J’avais peur d’être ennuyeux pour les spectateurs. Dans la vie, les personnes ont des émotions et ils les cachent. Dans le film, j’avais toutes ces émotions et on jouait avec en les adaptant. En tant qu’acteur, tu as toi-même tes propres limites, et tu ne sais pas où elles se situent, ni jusqu’où tu peux aller. Caníbal représentait une opportunité pour sauter le pas. Je suis très content du résultat : le personnage n’a rien à avoir avec tous mes précédents rôles, ni avec moi. J’ai découvert que je peux raconter des histoires en me taisant.
Carlos évolue au travers des deux rencontres avec Alexandra et Nina…
Alexandra est la victime, et Nina est la personne qui permet à Carlos de se rendre compte que la victime, c’est lui. Carlos a le pouvoir de tuer, c’est le plus grand pouvoir que possède un être humain. Mais Nina possède un pouvoir supérieur : le pouvoir de l’amour. Nina est le personnage pivot de l’histoire : les victimes ne sont pas des bourreaux, les bourreaux ne sont pas des victimes. Cette conception dramatique est toujours intéressante dans un film. À un moment, Nina sait que sa sœur est morte, et ça ne l’émeut pas. Dans le film, trois concepts s’opposent : l’amour, la vie, la mort. Aucun des deux personnages n’est à l’abri moralement.
Comment vous préparez-vous pour chaque rôle ?
Pour moi, un acteur dispose de trois sources d’inspiration : une qu’il peut puiser en lui-même, une deuxième qui correspond à ce qu’il peut imaginer, et une dernière qui consiste à prendre un modèle extérieur. Inconsciemment, sans qu’il y ait de règle mathématique, je pense que j’utilise un peu des trois. Dans Caníbal, une partie du personnage est un couturier, l’autre un assassin. Ce personnage excelle dans son travail depuis cinquante ans, ses gestes sont automatiques. Je voulais aussi comprendre et refléter son désir de tuer. D’un autre côté, il y a une partie de moi qui provient de mon imagination, mais il y a aussi le corps, la voix, les gestes, etc. J’ai aussi compris, au fil des années, qu’à chaque fois qu’un acteur interprète un personnage, il y a toujours une part de lui. Comme le disait Manuel Martín Cuenca : « comment serait Antonio s’il était… ». Il y a toujours une facette personnelle de l’acteur dans le personnage.
Je pense qu’on joue avec son âme et non avec ses mots. Le théâtre et le cinéma sont différents en tant qu’espace : au théâtre, c’est direct ; au cinéma, on peut refaire les scènes. Mais dans le fond, je pense que la technique de jeu de l’un et de l’autre est identique : entrer réellement dans la peau d’un personnage. C’est un métier que l’on fait par passion.
Vous avez participé à des films qui flirtent avec le cinéma de genre comme Le Cœur du guerrier (El corazón del guerrero) de Daniel Monzon, Carne de neón de Paco Cabezas, maintenant Caníbal de Manuel Martin Cuenca…
Quand je dois jouer un rôle, je n’ai aucune idée de quel sera le résultat, ni si je joue bien ou mal. Mais, que ce soit pour un film de Álex de Iglesia ou pour un film plus intimiste comme celui de Manuel Martín Cuenca, je sais que je dois incarner une personne, et pas un personnage. En voyant Caníbal, je veux que les spectateurs se disent « ce type, on dirait un couturier ». C’est pareil pour un policier dans Grupo 7 ou un clown dans Balada triste de trompeta. J’essaye de faire en sorte que le spectateur voit à l’écran quelqu’un en chair et en os, un être humain.
Le côté maniaque voire obsessionnel de Carlos transparaît quand il replace méticuleusement les prospectus. Était-ce écrit au scenario ou est-ce votre idée ?
C’était mon idée. Elle renvoie aussi au fait que la fin du film laisse une ouverture : on ne sait pas vraiment ce que le personnage va faire. Un couturier était venu de Madrid jusqu’à Grenade : il était là, tout le temps, pour me signaler ce que je ne faisais pas correctement. J’ai travaillé deux mois avec lui pour apprendre les rudiments du métier : les couturiers sont très méticuleux, rien n’échappe à leur attention. Nina le déconcerte, elle est la seule capable de remettre les papiers en ordre. En tant que personne, je pense que ce que l’on désire est toujours plus beau que ce qu’on obtient.
Le film décline différentes formes de « rituels »…
Dans le film, il y a des symboles : par exemple, cet enfermement du personnage représente l’Espagne nationale catholique.
Comment s’est passé le tournage ?
Je suis tombé malade plusieurs fois, dont une parce que j’avais mangé de la viande.
Dans une séquence où je mangeais de la viande, ça ne fonctionnait pas, je paressais prétentieux. Le réalisateur m’a suggéré de penser à autre chose, à un match de foot de l’équipe de Málaga. La scène est devenue très forte, et le résultat est d’autant plus bouleversant : c’est un homme qui mange de la viande humaine en pensant à autre chose. Pendant le tournage, les acteurs font des actes concrets, le scénario fonctionne alors et fait sens. Carlos n’agit pas en pensant qu’il est un assassin, mais plutôt en faisant des choses très concrètes. C’est l’interprétation. Le secret du travail d’acteur est d’agir concrètement. Il ne faut pas penser à la séquence où je mange un steak, je mange un steak et c’est tout.
Tout à l’heure, je t’ai déclaré que je voulais que les spectateurs se demandent à quoi je pensais quand Carlos mange de la chair humaine, je viens de casser ce mystère (rires).
Une psychologue judiciaire m’a dit qu’elle aimait beaucoup le film, mais que la conception initiale n’était pas crédible : un psychopathe ne peut pas faire ce voyage vers l’amour. Mais en un sens, Caníbal est comme un conte. C’est le pari du réalisateur : nous ne voulions pas faire un film psychologique, nous ne voulions pas qu’il soit un « documentaire », un portrait fidèle d’un psychopathe. Toutes les recherches en amont se sont focalisées sur le travail de couturier. Le but n’était pas de rentrer dans l’esprit malade d’une personne, mais de raconter l’histoire d’amour d’un démon.
Appréhendiez-vous une scène en particulier ?
Non, pas dans ce film où c’était moi qui tuais et où je n’étais pas celui qui était tué. Par contre, j’ai eu très froid pendant le tournage. Grenade se trouve dans les montagnes, on a tourné à plus de 2 000 mètres d’altitude, en plein hiver, à l’intérieur d’une maison glacée puisqu’on coupait le chauffage. Je suis tombé malade deux fois. Lors du premier assassinat, la séquence qui consiste à porter les corps d’une voiture à l’autre, est un plan-séquence, qui a été tourné 18 fois. Heureusement, il faisait moins de zéro, le froid compensait l’effort.
Les scènes avec la couturière sont très intimes. En tant que spectateur, on se demande si elle sait ou non ?
Le réalisateur et les acteurs savent des choses. Mais nous souhaitions présenter le film, et que le spectateur s’interroge. Nous voulions présenter que la couturière sait qu’il est un assassin parce qu’elle était amoureuse de son père qui était aussi un assassin. C’est pour ça qu’elle lui dit : « tu ne changeras jamais. », et il lui répond : « qu’est-ce que tu en sais ? ».
L’accueil du film dans les différents pays où il est sorti ?
Le film a été très bien reçu dans les festivals de Toronto, de San Sebastián, du film fantastique de Strasbourg. Il est sorti en Espagne, en Roumanie. Il va aussi sortir en France. C’est un film d’art et d’essai qui n’est pas destiné au grand public, mais je pense qu’il sera très bien reçu en France. En Espagne, la critique a adoré, le public un peu moins que ce que j’aurais aimé. Le film a reçu 8 nominations aux Goya (NDLR : l’équivalent des César en Espagne). Je pense que le film est très français.
Un mot sur votre collaboration avec Álex de la Iglesia et Santiago Segura…
Álex de la Iglesia est un grand auteur de « bande dessinée ». Ses films sont fous. Pour un acteur, si tu n’es pas américain, c’est un luxe de pouvoir jouer dans l’un de ses films. Les films qu’il dirige ne se réalisent qu’aux États-Unis. C’est un réel plaisir, pour un acteur, de se retrouver dans ce type de film aussi spectaculaire.
Balada triste de trompeta est le premier film qu’il écrit sans son co-scénariste habituel, Jorge Guerricaechevarría. Et c’est sans doute son histoire la plus personnelle. Il voulait raconter une histoire de clowns, c’est un monde qui le fascine, et une histoire d’amour impossible. Balada triste de trompeta raconte la métaphore de deux Espagne qui luttent et qui se scindent en deux. Elles s’affrontent jusqu’à la mort dans une lutte fratricide.
J’ai tourné une fois avec Santiago Segura, mais il ne m’a plus jamais rappelé, c’est dommage.
Sa méthode pour diriger les acteurs, c’est de dire : « mais pourquoi maintenant tu le fais mal alors qu’avant tu l’avais bien fait ? ». Les acteurs ne savent jamais très bien comment le prendre, ni quoi faire.
Vos futurs projets ?
J’ai tourné un film en Espagne avec Gracia Querejeta (NDLR : Felices 140) et aussi un film en anglais avec Jim Loach, le fils de Ken Loach (NDLR : le film mystère tourné en 2014… en faisant des recherches, ce film avait comme titre provisoire Emu Plains, et serait maintenant Chasing Wonder, mais réalisé par Paul Mains).
Et Antonio de la Torre gagna le prix de la meilleure interprétation masculine, et Alejandro Hernández Díaz et Manuel Martín Cuenca reçurent le prix du meilleur scénario lors de ce Cinespana 2014.
Rencontre faite lors de Cinespaña 2014, avec Thierry Loiseau.
Merci au festival Cinespaña d’avoir permis cette rencontre, merci à Alessandra et à Aurore pour la traduction, abrazos !
Et en plus d’avoir la chance de participer à ce moment, cette rencontre reste celle où j’ai eu le plus mal aux joues tellement j’ai ri, car Antonio de la Torre, une fois qu’il a su que les traductrices ne mangeaient pas de viande, parla de son personnage cannibale, et des scènes de cannibalisme, avec beaucoup d’espièglerie, d’intelligence et finesse, les faisant rire elles aussi. La différence entre rire de et rire avec.
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