À l’occasion de l’enregistrement à la Halle aux grains de Toulouse de La Princesse jaune de Camille Saint-Saëns, avec l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, la soprano Judith van Wanroij et le ténor Mathias Vidal, nous avons rencontré celui qui est au cœur de ce projet de renaissance du premier opéra de ce compositeur d’alors 37 ans, le directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, centre de musique romantique française, le musicologue français Alexandre Dratwicki.
Leo Hussain, chef d’orchestre (à gauche) et Alexandre Dratwicki à la Halle aux grains de Toulouse lors des séances d’enregistrement de La Princesse jaune.
Classictoulouse : Contrairement à Samson et Dalila, qui est l’œuvre lyrique la plus connue de Camille Saint-Saëns, cette Princesse jaune ne fit pas spécialement recette et tomba vite dans l’oubli. Pourquoi donc cette résurrection ?
Alexandre Dratwicki : Il faut justement lutter contre les préjugés, et en particulier ceux qui valident sans contestation la « postérité ». Beaucoup d’œuvres n’ont pas connu un succès immédiat – c’est d’ailleurs le cas de Carmen de Bizet. Et certaines n’ont pas pu bénéficier de nouvelles tentatives de production du vivant du compositeur, alors qu’il était lui-même persuadé d’avoir produit un objet réussi. C’est donc un moment toujours sensible et passionnant que de redonner sa chance à une partition et de voir si l’Histoire ne s’est pas bel et bien trompée !
CT : Trois ans après cette Princesse jaune, Georges Bizet présente sa Carmen, un ouvrage dans lequel il est difficile de ne pas entendre, dans sa scène finale, un écho assez net d’une partie très enflammée du duo entre Léna et Kornélis, alors que ce dernier est sous l’emprise de l’opium. Est-ce une illusion ?
AD : Les codes musicaux des années 1870-1890, qui correspondent à l’apogée du romantisme en France, circulent dans les ouvrages de cette période avec beaucoup de perméabilité. Les enchaînements harmoniques, la manière de rythmer le texte chanté, les couleurs de l’orchestration aboutissent parfois – involontairement – à des résultats très proches qui semblent des citations ou des emprunts. Mais c’est rarement volontaire.
CT : En fait quelles sont les difficultés d’une telle partition, tant d’un point de vue orchestral que vocal ?
AD : Les œuvres courtes ont souvent du mal à installer un intérêt dramatique et psychologique captivant, de même que la musique romantique – qui a besoin de temps pour se développer et atteindre ses apothéoses – est souvent à l’étroit dans des formats courts, surtout dans l’opéra-comique qui est interrompu par des dialogues parlés. Mais le miracle de la Princesse jaune c’est que chaque numéro musical réussi à captiver immédiatement l’auditeur parce que Saint-Saëns profite de la teinte orientalisante que permet l’inspiration japonisante. Des accords étranges, des mélanges instrumentaux innovants piquent immédiatement la curiosité. Et les lignes vocales sont magnifiquement pensées. L’ouverture à elle seule est peut-être une des meilleures pages d’orchestre du compositeur.
CT : Que souhaitez-vous particulièrement défendre dans ce premier ouvrage dramatique de Camille Saint-Saëns ? Annonce-t-il les œuvres lyriques à venir ?
AD : Cette œuvre est du même niveau que les meilleurs opéras de l’époque et on devrait voir son « défaut » – celui d’être court et seulement prévu pour deux personnages – comme une grande qualité : c’est un format idéal pour tous les théâtres qui n’ont pas les moyens d’assumer avec qualité de grosses productions. Ne vaut-il pas mieux une Princesse jaune montée avec luxe qu’une Carmen ou un Faust produits à l’économie par manque de moyens scéniques ? Et puis, pour compléter les opéras courts comme Cavalleria Rusticana de Mascagni ou Gianni Schicchi de Puccini, pourquoi pas un peu de St-Saëns afin de renouveler les couplages traditionnels qui sont toujours les mêmes (notamment Cavalleria Rusticana et Paillasse de Leoncavallo) ? Quelque chose me dit qu’en sortant de la pandémie, il faudra repenser pendant quelques temps l’économie du monde de l’opéra…
CT : L’œuvre, gigantesque, de Camille Saint-Saëns, est écrasée littéralement, dans l’inconscient de tout mélomane, par Samson et Dalila, la Symphonie avec orgue et La Danse macabre. Or le génie de ce musicien, tenant d’un certain académisme, ne se résume pas à ces trois opus. Le moment n’est-il pas venu de le remettre à sa vraie place, celle d’un maître sans pareil de la langue musicale française dans ce qu’elle a de plus élégant et fertile ?
AD : Précisément ! C’est ce à quoi le Palazzetto s’est engagé en publiant depuis plusieurs années pas mal d’ouvrages inconnus : Proserpine, Le Timbre d’argent, Les Barbares, une trentaine de mélodies avec orchestre, et bientôt Phryné, Déjanire, Frédégonde… Grâce à un partenariat fertile avec l’Orchestre national du Capitole de Toulouse nous allons pouvoir, en à peine quelques mois, reproposer au disque ou au concert La Princesse jaune, les Mélodies persanes (orchestrées !), la cantate Ivanhoé (jamais créée…) ou la très belle scène de Pallas-Athénée qui fait l’apologie des grands rassemblements populaires dans les spectacles musicaux des arènes de Béziers à la fin du XIXe siècle. Comme un écho à l’envie du public de retrouver le chemin du concert.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse