J’ai connu d’abord les textes d’Alexandre Manneville avant de le connaître lui. En 2004, il était membre d’un forum où j’étais aussi inscrite. Tous ses posts me réjouissaient. Habitant tous les deux Toulouse, nous sommes devenus amis. Quelques mois plus tard, il m’informa qu’il candidatait pour l’ESAV, où trois exercices rédactionnels étaient demandés. Il m’autorisa à lire ses réponses. Après les avoir dévorées, je demandais où était la suite : je n’avais que le premier en entier, la moitié du deuxième, rien pour le dernier. « Je l’ai envoyé comme ça » me répondit-il. Mon côté cartésien a pointé le fait que 3 n’est pas égal à 1,5 ; mais le mois suivant, au milieu d’une conversation sur un film, il glissa qu’il intégrait l’ESAV.
En 2012, je fis la connaissance de Jean-Louis Dufour, directeur de l’ESAV, – actuellement ENSAV -, lors du 1er Fifigrot, où il était membre du jury. Je lui demandai s’il se souvenait d’Alexandre, de son dossier de candidature. « Même s’il n’a pas répondu à tout, on aurait été stupides de ne pas le prendre. C’était évident qu’il avait des choses à dire, et qu’il avait sa place ici ».
J’ai suivi son parcours de scénariste, ses projets en animation, ses galères, son indéfectible énergie. Et récemment, ENFIN, son nom au générique de En thérapie, la nouvelle série d’ARTE, adaptation de la série israélienne Be’Tipul, déjà adaptée aux États-Unis avec In Treatment, avec Gabriel Byrne, proposée en France sous le nom En analyse.
C’est donc un grand plaisir de pouvoir mettre en avant son travail de scénariste, mais aussi de collaborateur artistique sur cette série.
Entretien sans spoil, bonne lecture !
Peux-tu te présenter ?
Alexandre Manneville : J’ai 39 ans. Après avoir un peu touché à tous les métiers de l’audiovisuel au sein de l’ENSAV, à Toulouse, j’en sors fin 2008, après 4 ans d’études et l’obtention d’un master réalisation, et pars m’installer à Paris avec l’ambition d’être scénariste.
Quelles ont été tes expériences scénaristiques ou cinématographiques avant En thérapie ?
Avec mon ami et collègue Christophe Joaquin sorti de l’ENSAV deux ans avant moi, j’ai la chance de commencer à travailler assez rapidement sur des séries d’animation jeunesse. Après quelques années et une petite expérience sur des dessins animés, principalement pour Canal+, comme Kaeloo ou Les Crumpets, je saisis en 2013 une opportunité assez folle. Je découvre que Frank Spotnitz, l’un des showrunners d’X-Files – la série culte des années 90 et surtout mon premier coup de foudre sériel ! – ouvre une nouvelle formation à Berlin, Serial Eyes, pour apprendre les bases du showrunning et à travailler en writers’ room, que l’on appelle en France « atelier d’écriture ». Deux choses que, de ce côté de l’Atlantique, nous regardons avec envie mais qui, à peu d’exceptions près, n’existent pas de manière aussi carrée que là-bas.
Avant de poursuivre, selon toi, quelles sont les différences entre d’un côté le showrunning et travailler en writers’ room aux États-Unis, et ce que tu as pu observer en France ?
D’abord les ateliers d’écriture. Là-bas, un système rémunéré à la semaine pleine – 10am-6pm pour un minimum de 4.000$ la semaine – en sus de la commande de scripts payés au minimum 30.000$ pour un épisode de 45 minutes, avec des engagements sur 6, 14, 20 ou encore 40 semaines. Ici, des demi-journées prévues ça et là, non rémunérées en sus de la commande de scripts payés au mieux 30.000€ pour un format de 52 minutes, avec en prime la peur de se faire virer, ou de voir le projet s’arrêter du jour au lendemain. Un climat délétère qui ne favorise pas l’engagement entier d’un auteur sur une série.
Ensuite, il y a le mythe du showrunner. Un véritable showrunner est en charge de deux fonctions : la direction de l’écriture et la direction ou production artistique. Ces deux fonctions cumulées lui offrent la possibilité d’appliquer au projet sa vision, de l’écriture à la post-production – l’une des raisons évidentes pour lesquelles les séries US sont de si bonne facture, quelle que soit leur qualité. Le showrunner est également coproducteur de la série en tant qu’Executive Producer. Bien qu’entouré de nombreux producteurs aux pouvoirs décisionnels divers et variés, il reste à la tête d’un système pyramidal organisé de façon quasi-militaire. À ce titre, il est le responsable financier de la série, ce qui lui donne de facto le final cut sur toutes les décisions artistiques, condition sine qua non pour être un véritable showrunner à l’américaine.
Visionnez le portrait de Philippe Dayan ici.
Reprenons sur ton parcours après ton expérience à Serial Eyes…
Après une année de formation et un voyage de quelques semaines à Los Angeles pour rencontrer in situ les showrunners à l’œuvre, je reviens en France, des étoiles plein les yeux, mais je déchante rapidement. Si cette formation internationale fut l’occasion privilégiée pour moi d’écrire deux pilotes de série en anglais, ces projets, qui me ressemblent, ne sont pas ou peu lus. Et quand ils le sont, la réponse est généralement « c’est bien, mais franchement, je ne vois pas à qui le vendre. » Après quelques mois, comme je dois gagner ma vie, je saisis l’opportunité de revenir dans le secteur de l’animation que je connais bien, mais cette fois côté production. Je passe alors plus d’un an comme coordinateur d’écriture et chargé de développement, découvrant ce à quoi les scénaristes sont rarement exposés : les contraintes de production et des coproductions, le marketing, la relation aux diffuseurs. J’enchaîne ensuite avec la direction d’écriture de deux séries d’animation, Les Crumpets pour Canal+, puis Ghost Force pour TF1/Disney, que je dirige de la manière apprise à Berlin, en writers’ room. L’expérience me permet de valider la méthode. Ainsi, tous les auteurs participeront à l’élaboration de tous les épisodes. Même si au final, ils n’écriront le scénario que de quelques épisodes sur les dizaines que compte une saison de série d’animation, ils sortent de ces ateliers avec la sensation d’avoir participé à la série toute entière. Responsabilisés de la sorte, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Bien entendu, avoir quatre, cinq ou six cerveaux câblés en série pour inventer des histoires, rend celles-ci bien plus originales qu’un auteur seul derrière son écran. C’est, dans les grandes lignes, le système collaboratif américain contre la théorie de l’auteur franco-française.
Quelle place ont les ateliers d’écriture et le showrunning en France ?
Si les feuilletons comme Plus Belle La Vie furent forcés d’adopter le système des ateliers pour suivre la cadence de production, de plus en plus de séries de prime-time s’écrivent aujourd’hui ainsi pour la plus-value qualitative évidente qu’apporte le dispositif des ateliers. Et avec les plateformes qui déboulent sur le marché, toutes plus affamées les unes que les autres, ceux-ci ont de beaux jours devant eux. Il suffirait juste de les structurer et de les rémunérer correctement. Mais là nous abordons la question du salariat, auquel nombre d’auteurs sont eux-mêmes opposés, de peur de perdre leur « liberté » en devenant salariés d’un producteur.
De la même manière, l’idée d’avoir un showrunner aux commandes d’une série française n’a plus rien de saugrenu. Mais si le terme est aujourd’hui sur toutes les lèvres, peu de gens comprennent vraiment ce qu’implique d’engager un showrunner, et surtout que celui-ci doit être le scénariste et non, par exemple, un réalisateur ! Alors bien sûr, en France, nous, les scénaristes, manquons de formation quand il s’agit de production. Ainsi, quand un scénariste se retrouve pour la première fois à la tête de sa série, il ne sait ni faire un casting, ni comment s’adresser à un réalisateur ou aux chefs de poste, comme ceux en charge des costumes, des décors, etc. Encore moins faire des notes sur un montage ou un mix son. Tout le problème est là. S’il n’est pas formé pour, pourquoi un producteur lui confierait-il les clefs du camion ? Et pire encore, pourquoi le paierait-il pour cela ? Eh bien parce que le scénariste qui a dirigé l’écriture des textes est la personne la plus à même de comprendre chaque ligne de chaque script, chaque intention derrière chaque dialogue. À l’inverse du réalisateur de passage qui réalisera quelques épisodes et s’en ira, la personne qui a dirigé l’écriture est la plus à même de garantir le respect des intentions pendant toute la production.
Mais pour que le scénariste puisse acquérir les compétences qui lui permettront de superviser toutes ces tâches – des tâches traditionnellement dévolues au réalisateur – il doit exister une forme de compagnonnage, à la base du succès du système américain, pour que ceux qui savent, forment ceux qui ne savent pas. Ainsi, aux USA, le first lieutenant accompagne le showrunner jusqu’en salle de montage. Si ce dernier devait passer sous un camion, son numéro 2 prendrait le relais sans souci. De même, le jeune scénariste qui débarque pour la première fois sur un plateau est encadré par un scénariste-producteur plus aguerri. Son rôle, tout junior qu’il soit, est de représenter le showrunner sur le plateau – une place évidemment difficile à conquérir lorsqu’on est novice. Il participera entre autres à la lecture sur table avec les comédiens puisqu’il est payé pour le faire ! En France, au mieux, c’est le directeur de collection (NDLR : scénariste qui encadre et dirige toute la phase d’écriture) qui sera là pour accompagner cette lecture. Alors que l’idée qu’un simple scénariste soit associé à la production de son épisode est chez nous encore parfaitement surréaliste !
Autre effet pervers de cette difficulté à se former, le scénariste qui acquiert le moindre petit pouvoir – inscrit au générique et dans ses contrats – a souvent tellement souffert pour l’obtenir, qu’une fois acquis, il ne partagera généralement pas son savoir. Il nous faudrait totalement repenser le système, pour y placer le scénariste tout en haut. Mais cette idée a tellement de détracteurs parmi les producteurs et les réalisateurs, que le seul horizon viable pour instaurer cela nous semble être de devenir soi-même coproducteur, à la manière de David Elkaïm et Vincent Poymiro, qui ont dirigé l’écriture d’En thérapie, et ont monté presque au même moment leur société de production Perpetual Soup avec Jeremy Sahel, seul producteur non-scénariste des trois (NDLR : Perpetual Soup n’est pas coproducteur d’En thérapie).
Visionnez le portrait d’Ariane ici.
En thérapie a-t-elle eu un showrunner ?
Cette série n’a pas eu de showrunner à proprement parler. La direction d’écriture a été assurée par David Elkaïm et Vincent Poymiro ; la direction artistique a été confiée à Mathieu Vadepied ; et la supervision de la postprod a été prise en charge, si j’ai bien suivi, par Eric Toledano et Olivier Nakache. Eric et Olivier, qui ont également initié la série, en sont les producteurs. À ce titre, ils ont relu nos textes, travaillé avec Mathieu sur la direction artistique, et bien sûr ce sont eux qui ont les clefs du camion. Certes les scénaristes n’en étaient pas les showrunners, mais il faut bien reconnaître que la série doit sa réussite à la conjonction de talents cités plus haut. Produite différemment, qui sait ce que le résultat aurait donné ? Je n’en reste pas moins persuadé que les scénaristes français ne sont pas plus bêtes que leurs collègues d’outre-Atlantique et tout à fait capables d’être showrunners, comme le prouve le succès du Bureau des Légendes qui a permis de donner un coup de projecteur sur le rôle central du scénariste-producteur Eric Rochant.
Comment as-tu été contacté pour participer à En thérapie ?
Je fais partie d’un collectif de scénaristes : Le Cliff. À l’époque, nous invitions des scénaristes dont nous apprécions les œuvres, pour apprendre d’eux et de leur parcours. À l’hiver 2017-2018, David Elkaïm, cocréateur et scénariste d’Ainsi soient-ils, qui dura 3 saisons sur ARTE, est l’un de nos invités. Il nous glisse à la fin son actu qu’il travaille à l’adaptation d’In Treatment (NDLR : la série est en réalité adaptée de la série israélienne Be’Tipul) pour ARTE, mais ils n’ont pas encore le feu vert de la chaîne. J’adore In Treatment. J’ai des étoiles plein les yeux, encore ! Sur le coup, je ne dis rien, mais dans les mois qui suivent, à chaque fois que je recroise David ou son coauteur Vincent Poymiro, lors de festivals, et autres événements festifs, je leur demande des nouvelles du projet. Je leur montre que je suis très très intéressé. Et ils le comprennent. Alors quand ARTE semble être sur le point de donner leur feu vert, David et Vincent recontactent les auteurs potentiels.
Pendant les années qui suivirent Berlin, lorsque je postulais pour écrire sur des séries existantes, ou que je proposais des projets, l’on m’opposait toujours les mêmes arguments : je n’avais pas fait mes preuves sur une « vraie » série de fiction, ou bien « La chaîne préfère un auteur qui a déjà travaillé pour elle », etc. Alors, quand, au début de l’été 2018, Vincent et David demandent à me lire, je réalise que mon CV leur importe peu. Pas plus qu’à ARTE. Je leur envoie mes deux projets développés à Serial Eyes. Puis nous nous rencontrons officiellement pendant l’été. On parle psychanalyse. Bien que n’en ayant jamais faite, j’ai beaucoup lu Freud et un peu Lacan. En fait, je suis un passionné. En témoigne ce premier rendez-vous qui se termine après plus de deux heures à discuter de la série. En septembre, alors que je suis en pleine direction d’écriture pour une série d’animation, je reçois un coup de fil de David : « Tu es libre ces prochains mois pour travailler avec nous ? » À travers la vitre, je regarde mes auteurs qui m’attendent dans la writers’ room. Je mens : « Bien sûr ! » et m’apprête à vivre les mois les plus denses de ma vie d’auteur. Écrire En thérapie tout en continuant d’assurer ma direction d’écriture de série d’animation. Une véritable folie. Mais comme le dit très bien Matthew Nix qu’on a rencontré à Los Angeles :
« Figure out how much work you can reasonably do. Double it. Then double it again. »
(NDLR : « Déterminez la somme de travail que vous pouvez raisonnablement accomplir. Multipliez-la par deux. Puis multipliez-la encore par deux »)
Je ne remercierai jamais assez Vincent et David pour m’avoir donné ma chance, dix ans après être arrivé à Paris. Tout ce qui viendra par la suite en fiction « live », je le dois à En thérapie. À eux.
Visionnez le portrait d’Abel Chibane ici.
En tant que scénariste, est-ce important cette distinction entre « scénario original » et « adaptation » ?
Est-ce important de faire la distinction entre deux choses différentes ? J’imagine, oui, par principe ! Sur conseil de mon prof de scénario à l’ENSAV, le tout premier scénario que j’ai écrit était l’adaptation d’un roman, dont je n’ai gardé que le concept. L’avantage, c’est qu’on peut être beaucoup moins perdu que lors d’un développement original. Il y a toujours cette matière qui a donné l’envie d’adapter et à laquelle on peut se référer en cas de doute. Ce n’est pas un hasard si bon nombre de films et de séries sont aujourd’hui des adaptations de romans ou de « formats » étrangers. Cela rassure les décideurs, et un décideur rassuré, c’est, paradoxalement, plus de liberté créative. Mais cet avantage peut parfois devenir le principal inconvénient : la tentation de s’en référer à l’œuvre originale lorsqu’un doute survient peut être fatale. Je viens de partir d’un projet d’animation car on nous demandait de trop coller aux romans dont la dramaturgie ne nous satisfaisait pas. Pour adapter, à mon sens, il ne faut pas hésiter à trahir – si l’on sait, bien sûr, ce que l’on veut raconter !
Cette dernière expérience m’a permis de réaliser qu’on pense souvent qu’adapter, c’est juste remâcher une histoire déjà existante, qui n’aurait pas réellement besoin d’auteurs. C’est un leurre évidemment.
S’il existe autant d’adaptations que d’œuvres adaptées, d’une manière assez générale, il faut reconnaître qu’on attend de nous des temps d’écriture réduits, aussi réduits que les rémunérations proposées ! Mais quand l’organisation de l’écriture est faite en bonne intelligence, comme sur En thérapie, et se déroule sans accroc, on souffre alors moins de ce manque d’argent. C’est lorsque tout le monde donne son avis sur l’écriture et qu’aucune ligne directrice ne permet d’avancer avec assurance, que les temps s’allongent, les réécritures se multiplient et la rémunération ne suit plus. Alors, adaptation ou pas, j’appelle ça l’enfer du développement. Un enfer que tout auteur a au moins connu une fois dans sa vie !
Visionnez le portrait de Camille ici.
Quel a été ton rôle comme scénariste sur En thérapie ?
Pauline Guéna, Nacim Methar et moi-même avons été recrutés pour écrire des épisodes mais également pour reposer les arches de la série avec nos directeurs de collection, David et Vincent. Le document qui a convaincu ARTE de s’engager, était composé d’une première version d’arches narratives résumant la direction générale des personnages sur la série, ainsi que des 5 premiers épisodes dialogués (NDLR : écrits par Vincent Poymiro et David Elkaïm). Les intentions de l’adaptation y figuraient de manière très claire : l’œuvre d’origine étant brillante, ce qui marchait ne devait pas être changé par pur orgueil. Seulement deux choses feraient bouger le format original. D’abord, la commande d’ARTE de 35 épisodes au lieu des 45 originaux, ce qui fut l’objet principal de notre travail de restructuration des arches. Enfin, nous devions rendre la série pertinente pour nous ici et maintenant, c’est-à-dire dans une France post-attentats. Il nous fallait toujours garder à l’esprit cette résonance. Je me rappelle que pendant toute l’écriture, de novembre à janvier, je revivais, presqu’en temps réel, cet autre hiver de 2015, dépouillant chaque jour les unes des journaux de l’époque pour trouver des détails pouvant servir une histoire ou une autre…
Lorsque nous retravaillons les personnages tous ensemble, nous ne savons pas encore qui prendra quel personnage, et écrira tous ses épisodes. À part Pauline. Elle est journaliste et, pour les besoins de son livre 18.3 – Une année à la PJ, a passé un an à la DRPJ de Paris juste après les attentats. Qui d’autre qu’elle aurait pu mieux faire exister le personnage d’Adel Chibane interprété par Reda Kateb, le flic de la BRI qui dans notre série entre au Bataclan ?
Nous passons ainsi un mois et demi tous ensemble sur les arches, et sur la backstory des personnages. Nous devons identifier toutes les étapes, les tournants pour chacun dans sa thérapie. Que tout ait du sens. À la fin de nos ateliers, nous nous répartissons les personnages, et donc les épisodes qui leur sont dédiés. Je prends ceux d’Ariane. L’amour et ses méandres, ça me parle plutôt bien… Pour nourrir mes épisodes de détails réalistes, je dévore articles médicaux et études sur la réponse des hôpitaux pendant la nuit des attentats. Nacim repart avec Camille, l’ado sportive, et une biographie de Laure Manaudou; et nos deux directeurs de collection récupéreront les deux thérapies qui, à mon sens, sont les plus complexes : le couple Léonora et Damien ; et Dayan, le psy, chez sa contrôleuse Esther.
Démarre alors l’écriture des scripts proprement dite. Chacun part écrire ses épisodes chez soi. L’un après l’autre. D’abord un séquencier pour bien dégager chacun des mouvements de l’épisode, puis armés des notes de Vincent et David, nous rédigeons le script la semaine suivante. Puis nous enchaînons avec le séquencier de l’épisode suivant. Puis le script. Et ainsi de suite…
Visionnez le portrait du couple Léonora et Damien ici.
Comment se sont passées les recherches en terme de crédibilité psychanalytique ?
Deux directeurs de collection en analyse et spécialistes de Lacan et Freud, plus un consultant psychanalyste, c’est déjà pas mal !
Nous nous sommes un peu battus afin que soit conservé le « divan » du psy sur lequel s’allongent d’ordinaire les patients, ce qui chez nous, en France, différencie clairement l’analyse de la psychothérapie. Bon, le divan est devenu un canapé, mais c’est toujours mieux que des chaises comme dans la version américaine ! La posture allongée étant trop compliquée à jouer pour nourrir le dispositif audiovisuel – puisque les regards ne se croisent pas – la plupart des séances se jouaient finalement à la façon d’une psychothérapie : les ados ne s’allongeant pas, ni les couples, ni non plus notre flic de la BRI refusant de jouer le jeu, ou Dayan lui-même qui se rend chez Esther sans accepter une seconde que cela soit pour reprendre son analyse. Seule Ariane, la plus traditionnelle de ses patients, s’allonge dès la première séquence… et se relève – elle ne veut plus s’allonger ! Et si Dayan la laisse faire, c’est qu’il est en rupture de ban avec son milieu, ses anciens collègues et sa contrôleuse, Esther. Il cherche à se reconnecter avec ses patients. Il accepte donc le face-à-face qu’offre la psychothérapie ! En tout cas, c’est comme ça que moi, je me le raconte !
En plus de se dérouler à Paris au lendemain des attentats, quelles différences scénaristiques En thérapie propose, par rapport à la série originelle israélienne Be’Tipul de Hagai Levi ? Et par rapport aux autres adaptations dans les autres pays ?
Pour cela, il faudra regarder la série ! Sans rire, nous avons tous regardé une grande partie de la série israélienne avant d’entamer le travail d’adaptation. Beaucoup avaient encore aussi en tête la version US, In Treatment. Au passage, nous avons découvert qu’il existait de nombreuses autres adaptations, dont la plupart sont plus ou moins des décalques de la série originale, à l’exception de la japonaise, radicalement différente et qui ne suit que des ados face à un psy de lycée ! ; et de quelques autres qui, à l’image de notre En thérapie, avaient pour ambition de respecter l’originale tout en s’attelant à les rendre spécifiques aux sociétés qu’elles entendaient radiographier. L’un de mes tuteurs à Serial Eyes, Nicola Lusuardi – dont la prochaine masterclass aura lieu en mai prochain – a dirigé l’adaptation italienne, qui paraît-il, reste la préférée de Hagai Levi. On espère désormais que sa préférée sera la nôtre (rires) ! Les versions israélienne, américaine et italienne, doivent particulièrement leur réussite au personnage du militaire qui cristallise en quelque sorte le trauma national. Un pilote de Tsahal qui bombarde la bande de Gaza pour Israël. Un pilote de l’US Air Force qui bombarde l’Irak. Un flic infiltré dans la mafia responsable d’un massacre en Italie. Chez nous, avec un flic de la BRI qui agit en héros au Bataclan, le paradigme de cette culpabilité était renversé. Son histoire familiale devait alors être intégralement repensée pour fonctionner dans la progression de l’analyse. C’est le concept de la série de Hagai et de la psychanalyse de manière plus générale : l’enfance et le passé sont la clef pour comprendre ce qui nous meut au présent… Si chaque personnage a bien sûr dû être ciselé pour ancrer la série ici et maintenant, Adel Chibane et son passé ont certainement été la chose la plus passionnante à retravailler tous ensemble.
Combien de temps en tout a pris l’écriture complète de tous les épisodes avant le tournage ?
À partir du feu vert donné par ARTE pour lancer l’écriture de la série, il nous fallût un mois et demi pour reprendre les arches. Puis à raison d’une semaine par séquencier, puis d’une semaine par dialoguée, je dirai que 6 épisodes x 2 semaines = un peu plus de 3 mois d’écriture avec les vacances de Noël au milieu. La confiance de la chaîne pour nos directeurs de collection est telle qu’ils ont accepté que nous écrivions l’intégralité de la série, c’est-à-dire les 30 épisodes restants, d’un bloc, avant de nous faire des notes. Cette confiance accordée par ARTE devrait être un standard du milieu. Car comment voulez-vous vous investir réellement sur une série pendant trois mois, si, au bout de quinze jours, la chaîne, soudain frileuse, arrête l’écriture pour voir ce que donnent les deux premiers épisodes ? C’est ainsi que 3 mois se transforment en 6, parfois 12 ! Impossible alors de faire correctement notre métier lorsque nos revenus sont à la merci d’une telle incertitude ! Pour en revenir à En thérapie, nous ne ferons finalement pas les versions de scénario suivantes, car les notes de la chaîne, puis celles d’Eric Toledano et Olivier Nakache, sont assez minimes et donc directement prises en charge par Vincent et David. Au début de l’été 2019, les textes sont là. Prêts pour un tournage en novembre.
Visionnez le portrait d’Esther ici.
Y a-t-il eu de la réécriture durant le tournage ? Au générique de fin, tu es crédité «collaborateur artistique»
Quelques mois avant le tournage, la scripte ayant minuté quelques épisodes au hasard, la production estime que ceux-ci sont trop longs. Il semblerait que certains dépassent les 30 minutes. Ce travail de préparation des textes avant le tournage aurait dû être réalisé par mes directeurs de collection, s’ils avaient obtenu la direction artistique de la série. Mais ce n’est pas le cas, et c’est Mathieu Vadepied qui est nommé directeur artistique. Je propose alors à la production, avec le soutien de David et Vincent, de faire ce travail de coupe sur les textes. Et voilà qu’au mois d’octobre 2019, un mois avant le tournage, en pleine pré-production, je rejoins Mathieu Vadepied – également réalisateur de 14 épisodes – pour effectuer avec lui cette «réduction» des textes. Nous n’avons pas fini quand le tournage démarre. Je propose alors de rester à disposition pendant toute la durée du tournage et m’installe dans les bureaux de prod, au dernier étage du studio, avenue Foch. Je retoucherai ainsi les textes jusqu’à la fin du tournage, début mars 2020.
Si ma mission première était de tailler les scripts susceptibles de dépasser les 30 minutes, ma présence sur le plateau m’a permis de faire tout un tas d’autres choses. Présent chaque jour ou presque sur le tournage, je mets d’abord du temps à trouver ma place. Personne n’est habitué à voir un scénariste sur le plateau-décor. Les équipes de techniciens sont soudées, bien souvent se connaissent, et je n’ai, pour beaucoup d’entre eux, « rien à faire ici ». Je demande mon casque pour suivre les prises à distance, repère les combos (NDLR : les retours vidéo) devant lesquels je gêne le moins. Après quelques semaines, la plupart se sont fait à ma présence et nous sympathisons. D’autres ne s’y feront jamais. D’autre part, je me retrouve à collaborer avec différents corps de métiers. Je comprends vite que la réécriture est constante sur un tournage et a plusieurs visages. En premier lieu, il y a un budget à ne pas dépasser. Ainsi la moindre « citation » protégée, d’une marque visible ou énoncée à l’écran, comme Über, une poésie, la reproduction d’un tableau, un air chantonné… tout a un prix, nécessite un accord et fait l’objet d’une négo avec le directeur de production, – ici, Marc Fontanel, qui m’a énormément appris -, qui ira, le cas échéant, obtenir l’autorisation des ayant-droits. Il faut savoir choisir ses batailles. Si beaucoup de citations ont disparu, comme ce vers de Paul Éluard, très explicite, que devait prononcer Ariane pour signifier qu’elle comprenait d’où venait sa propre attirance vis-à-vis de Dayan : « L’amour choisit l’amour sans changer de visage » ; d’autres furent modifiées comme cette chanson de Leonard Cohen chantonnée par Léonora – trop chère ! – devenue finalement une chanson de Daniel Darc ; enfin certaines citations trouvèrent le moyen de rester : un vers d’Henri Michaux fut modifié pour n’en conserver que son sens. Sans un scénariste à cet endroit, beaucoup de dialogues et d’éléments de décor auraient naturellement sauté sans résistance.
Ma présence et ma disponibilité faisaient également de moi, pour certaines questions, un interlocuteur plus accessible que le directeur artistique, Mathieu Vadepied, qui découvrait de son côté les joies de devoir gérer et valider mille choses à la minute, coordonner le travail des réalisateurs, etc. Je me retrouvai ainsi à discuter d’un repérage avec le régisseur général, d’accessoires avec la déco, d’un casting annexe avec la directrice de casting, etc. avant que ces suggestions ne soient, bien évidemment, validées par Mathieu ou les réalisateurs concernés.
C’est tout cela qui se cache derrière le crédit au générique de « collaborateur artistique » – un titre âprement négocié avec la production à l’issue du tournage – et qui fait que les scénaristes peuvent et doivent être impliqués pendant la production.
Enfin, mon rôle fut d’accompagner les textes à différents stades : parfois avant le tournage avec les réalisateurs, et parfois, lorsqu’on me laissait le faire, lors de lectures sur table auprès des comédiens. Une étape cruciale où le texte doit être parfaitement limpide pour le réalisateur qui va tourner de manière intensive plus de 25 pages de dialogues en moins de deux jours. Ce dernier doit maîtriser chaque intention, chaque sous-texte pour ne pas faire de contre-sens lorsqu’il tournera, et être capable de répondre, lors d’une prise, à toute question éventuelle, tout doute, d’un comédien. Car si chaque dialogue a un impact sur le personnage qui le reçoit – c’est une série où la parole se fait action – il a aussi un rôle dans la progression dramaturgique de l’épisode, et parfois dans l’arc tout entier du personnage.
Bien sûr, il a fallu réécrire pour éclaircir, couper pour simplifier, et souvent discuter pour conserver le texte tel quel. Et c’est toujours une grande responsabilité d’intervenir sur les mots de ses confrères, particulièrement sur ceux de ses directeurs de collection. Alors quand j’avais un doute, je n’hésitais pas à les appeler pour vérifier auprès d’eux que les changements envisagés ne faisaient pas perdre un sens que je n’aurais pas perçu.
Quelle a été la chose la plus dure pour toi sur cette série ?
Parfois il y a une urgence. Un comédien a des doutes. Sur un dialogue, ou plus largement sur un épisode. On se retrouve à réécrire un bout de scène au pied levé. Mais quelle que soit cette réécriture, in fine – comme me l’a dit, de manière assez cassante, la scripte – la vraie bataille se joue sur le plateau, ce que m’a confirmé plus tard Frédéric Pierrot. C’est là que la scripte prend une place fondamentale, puisqu’elle se trouve aux côtés du réalisateur. Un doute de sa part ou des comédiens, et c’est un dialogue qui peut sauter entre deux prises ! Et c’est là pour moi la grande bataille des années à venir, à mener pour tous les scénaristes désireux d’accompagner leurs textes pendant la production : au même titre qu’on l’estime naturel pour le réalisateur ou la scripte, le scénariste doit obtenir sa place sur le plateau .
C’est donc cette absence sur le plateau qui pour moi aura été le plus dur à vivre. Lorsque je n’étais pas dans les bureaux de prod, je me retrouvais au combo, dans une autre pièce, ou parfois tout seul à mon ordi avec l’oreillette. Et il n’y a rien de pire que d’entendre ou voir une réplique interprétée de travers, ou qui a sauté et fait perdre un peu de son sens à l’échange… et ne rien pouvoir y faire. Bien sûr, un scénariste doit apprendre à lâcher prise sur son texte car une série est une œuvre de collaboration avant tout. Les comédiens et les réalisateurs peuvent apporter de très belles choses en improvisant. Mais parfois il suffit juste de faire confiance au texte… Et il me semble qu’il faut quelqu’un pour le rappeler. La première fois où j’ai tenté de me faire entendre par le réal en charge de l’épisode en train de se tourner, j’ai compris que j’étais hors des clous, que je n’étais pas à ma place. Parce qu’en France, le scénariste n’a pas sa place sur un plateau. Il y a déjà trop de monde, trop de voix qui interviennent, et celle du scénariste n’a, traditionnellement, à ce stade de la production, plus aucune valeur. Alors on ravale, on éteint son casque ou on repart à son bureau pour ne pas s’énerver et se sentir inutile. Mon pire souvenir est en deux temps : voir pendant plusieurs jours que la mise en scène emprunte une direction qui n’était pas dans le texte. Et quelques semaines plus tard, découvrir qu’à cause de cette direction, une scène ne fonctionne finalement plus, ou fonctionne mal. Voir l’équipe réal perdre patience, s’enfermer sur le plateau pour réécrire entre eux la scène pour la faire marcher. Avec l’équipe technique qui attend, et se voit déjà en train de faire des heures sup à cause du texte. Et moi, dépité, qu’on a évidemment laissé en dehors de cette réécriture alors que c’est mon job ! Même si beaucoup pensent qu’une scripte peut faire cela seule avec le réal, ce n’est, bien entendu, pas son travail ! Et pendant ce temps, voilà que je croise dans les escaliers la comédienne, à bout de nerfs parce qu’elle n’arrive pas à tourner la scène, et qui laisse échapper que ce texte est injouable. Et me toiser. Et me dire immédiatement, en voyant ma mine abattue : « C’est pas personnel hein ! » Sauf que si, parce que cette scène, elle est dans mon script, donc c’est éminemment personnel. C’est juste que le choix de réalisation, s’il est la conséquence logique de ce qui a été tourné les semaines précédentes, est incompatible avec le texte qui se joue aujourd’hui. Ce soir-là, l’équipe réal perdra la fin de journée à tourner des dialogues rafistolés à la hâte, une scène qu’on retournera finalement le lendemain matin, avec un retour au texte d’origine, mais avec une autre énergie, parce que le rafistolage de la veille ne marchait toujours pas… Mon impuissance cette après-midi-là est mon pire souvenir.
De quoi es-tu le plus fier sur cette série ?
Fier je sais pas, mais heureux, oui, de plein de choses ! D’avoir pu par exemple collaborer avec d’aussi nombreux talents, de l’écriture jusqu’au tournage !
D’abord, avoir eu la chance d’écrire avec des gens aussi brillants, c’est tellement stimulant ! Et quelle émotion d’entendre et de voir ces fabuleux comédiens donner corps à nos mots, jusqu’au déchirement. Et quel bonheur de travailler avec Pierre Salvadori, qui en plus d’être adorable, te fait éclater de rire au téléphone parce qu’il a trouvé une vanne meilleure que celle qui est dans le texte. Bien sûr qu’on la valide ! Ou encore auprès de Nicolas Pariser, dont le respect des textes m’a particulièrement touché : c’est lui qui m’a invité aux lectures avec les comédiens et sur le plateau. J’ai aussi pris une belle leçon de direction d’acteurs en regardant faire Olivier et Eric. Mais le réalisateur avec qui j’ai le plus collaboré reste Mathieu Vadepied, qui, en tant que directeur artistique a abattu un travail monstre en prépa et pourtant, en plus d’être repassé avec moi sur une bonne quinzaine de textes, a trouvé le temps de faire un peu de ce compagnonnage dont je parlais plus haut. Comme quoi rien n’est perdu !
En thérapie, disponible en intégralité sur arte.fr.
D’autres vidéos sur les coulisses de la série durant le tournage sont disponibles ici.
Première diffusion sur ARTE jeudi 4 février à 20h55.