Monsieur Daniel Cordier,
Vous étiez déjà un homme public depuis longtemps, mais j’aimais votre discrète sérénité.
Vous avez reçu un hommage national, et ce n’est que justice: votre vie durant, vous avez eu une grande conscience de l’État en vous engageant, d’abord aux côtés du préfet résistant Jean Moulin, et ensuite quand vous avez décidé que vous ne pouviez pas garder toutes les œuvres d’art que vous avez accumulées loin du regard de vos concitoyens.
Daniel Cordier en 2012 © Wikipedia / Les Champs Libres
Nombreuses sont les évocations de votre vie citoyenne, cette succession d’engagements, d’actes de courage, de refus de la renonciation, et de fidélité à un homme, votre chef dans la Résistance, Jean Moulin, – que vous appeliez toujours Max ou Rex, ne découvrant son vrai nom qu’après la Libération -, de vos valeurs, qui doivent rentrer dans nos livres d’Histoire.
Vous étiez « un homme célèbre, un homme dont le prénom n’importe plus » (Camus). Mais vous allez faire désormais partie de notre mémoire nationale; et ils sont nombreux ceux qui font et feront appel à vos mannes, depuis vos vrais camarades (1) jusqu’à ceux qui aiment bien se draper dans le manteau des héros, à ceux qui vont vous appeler Daniel comme s’ils vous tutoyaient de votre vivant.
Personnellement, à mon humble niveau, comme Romain Rolland, historien et écrivain pacifiste ami du grand Stefan Zweig, je crois qu’il y a « un panthéon invisible et secret dans lequel chacun d’entre nous chérit ceux et celles qui firent ce qu’ils pouvaient quand les autres ne le faisaient pas ».
Et pour moi, vous êtes de ceux-là, comme Lucie Aubrac, Stéphane Hessel, Jean Cassou, et bien sûr Jean Moulin; mais aussi ceux et celles que je ne connais pas, ces femmes et ces hommes de l’Armée des Ombres (du nom du film de Jean-Pierre Melville, qui avait gardé son pseudonyme de résistant de la première heure, d’après le roman de Joseph Kessel).
J’avais comme mes fils (que j’ai élevés dans le souvenir et le respect de la Résistance) beaucoup d’empathie et même d’affection pour vous, petit monsieur au sourire si doux. Nous garderons toujours, le souvenir de votre amour de la Liberté, mais aussi de la Vérité et de la Beauté.
Je me souviens avec une grande émotion de votre voix si douce et si chaleureuse me remerciant au téléphone de vous avoir envoyé notre enregistrement avec Servane Solana et Didier Dulieux, de Liberté, j’écris ton nom (Chants et Poèmes de la Résistance) « qui vous avait fait pleurer », en m’encourageant « à continuer de donner à entendre ces chants et poèmes ; c’est de salubrité publique ».
Vous n’auriez jamais dit à un jeune : « Tais-toi ! quand tu auras fait la guerre, tu auras le droit de parler », comme je l’ai entendu tant de fois dans mon enfance et dans ma jeunesse. Mais plutôt : « Les gens de 10, 12, 15 ans, 20 ans, ils ont le droit de dire qu’ils sont contre la guerre. Tout le monde est libre et tout le monde dit ce qu’il veut. Ça c’est ma conquête. C’est pour ça je me suis battu : pour la liberté. Et au fond, je crois que toute ma vie, j’espère, j’ai défendu, et jusqu’à mon dernier souffle, je défendrai la liberté. »
En effet, en plus de votre courage dans la France Libre et auprès de Jean Moulin, cette Liberté chérie vous l’avez toujours défendue : vous êtes devenu un historien rigoureux pour défendre la mémoire de celui-ci, salie par les jalousies et les rivalités politiciennes.
Mais aussi un amateur d’art passionné, comme il vous incitait à le devenir, bien au delà d’une couverture pour la clandestinité.
Certes, votre première collection fut constituée de pierres trouvées dans les gaves des Pyrénées, dont enfant vous vous amusiez à détourner le cours en construisant des barrages; et vous l’avez enrichie ensuite d’échantillons de marbres donnés par votre beau-père, qui possédait des carrières dans la région.
Mais vos premières émotions artistiques étaient intimement liées à la Résistance, à cet homme qui vous a révélé à vous-même, et qui fut votre «initiateur à l’art moderne», vous offrant l’Histoire de l’art contemporain de Christian Zervos. Vous aviez appris de lui cette définition de Delacroix : « le premier mérite d’un tableau, c’est d’être une fête pour l’œil » ; et qu’« il n’y a rien à comprendre, mais qu’il y a tout à voir ». Il vous avait promis qu’un jour, après la guerre, il vous emmerait visiter le Prado, d’après lui l’un des plus beaux musées du monde.
Vous avez eu l’immense douleur, sans l’avoir revu après la création du Conseil National de la Résistance, d’apprendre l’ignoble trahison (demeurée impunie) dont il a été victime, la capture, la fin tragique, mais dans l’honneur, de cet homme que vous admiriez tant ; et c’est seul, en 1944, à peine libéré du camp de concentration espagnol de Miranda, que vous êtes rentré au Prado. Vous aimiez raconter : « J’ai passé deux journées complètes au Prado, du matin au soir », « j’ai enfin pu admirer, stupéfait, les chefs-d’œuvre de Goya, Bosch ou Dürer, la plus grande rencontre de ma vie ».
A partir de ce moment-là, vous êtes devenu un collectionneur iconoclaste, mû par la passion de la découverte, et avez réuni en cinquante ans une incroyable collection d’art moderne en marge des grands courants. Non seulement des tableaux de Nicolas de Staël, Henri Michaux (le poète), Jean Dubuffet, Hartung, Soutine, Braque, Hans Bellmer, Matta, Brassaï, etc. etc. La liste donne le syndrome de Stendhal ! Mais aussi des objets primitifs relevant de l’abstraction, du Pacifique, d’Afrique ou d’Asie, des monnaies sculptées dans la pierre, une hache préhistorique et un masque d’abattage, des vertèbres de baleines et un pic d’espadon, des fétiches et des totems ou des faux cols de chemise… Une collection en forme de cabinet de curiosité, réunie au hasard de votre instinct, de vos coups de cœur, de vos rêves, auxquelles vous teniez plus que tout, que vous nommiez joliment « les désordres du plaisir». Ajoutant: « pour ceux qui s’intéressent à l’œuvre d’art (ils sont rares), il y a tout à coup un choc, il y a une œuvre qui déchire quelque chose en eux. Au hasard des rencontres, les œuvres s’offrent à vous ».
Et vous avez été un marchand d’art éclairé, à Paris, à Francfort, à New York.
Façade de la galerie de Daniel Cordier au 8 rue de Miromesnil dans le 8ème arrondissement
Enfin, vous avez voulu offrir vos trésors, de votre vivant, à vos concitoyens, aux jeunes générations.
Comme le passage de relais du grand humaniste que vous étiez.
Vous avez commencé par ce cadeau unique, ce magnifique ouvrage que vous avez offert Jean Moulin, de ses mains, cette Histoire de l’Art contemporain, au Musée de la Libération de Paris Leclerc-Moulin.
Ensuite, mécène malicieux, vous avez multiplié vos dons (3), au Musée des Abattoirs de Toulouse en particulier, voyant vos « caprices d’amateur comme une bombe à retardement, déposée au cœur d’une institution par essence respectueuse des catégories historiques ou esthétiques ».
Avec ce cahier des charges surréaliste qui vous résume si bien : « Soyez libres et soyez libres comme je l’ai été ».
Sachant ensuite faire acte d’humilité et remercier avec simplicité ceux qui vous accueillaient.
Le 23 février 2011, Daniel Cordier prononçait l’éloge d’Alain Mousseigne, ancien directeur des Abattoirs, avant de lui remettre les insignes de la Légion d’honneur.
Vous avez magnifiquement illustré ce que j’appelerais l’Art de la Résistance.
Vous avez « pris congé » au moment où des brouillards sanitaires et politiciens font planer, en France et dans le monde, des grandes inquiétudes pour nos libertés essentielles, et sur l’avenir de la Culture en général, du spectacle vivant en particulier, victime collatérale.
Mais nous sommes nombreux à avoir compris grâce à vous et à vos camarades de l’ombre que « le pire n’est jamais inéluctable » ; qu’il faut plus que jamais résister, même au niveau le plus simple, appliquant le magnifique adage de Lucie Aubrac que je ne me lasse pas de répéter, en particulier dans les collèges et les lycées : « Créer, c’est Résister; Résister, c’est créer ».
Le meilleur hommage que l’on puisse vous rendre, c’est de lire votre autobiographie Alias Caracalla, et vos autres écrits, d’aller visiter vos collections au Musée d’Art Moderne de Paris dans le Centre Georges Pompidou, et aux Abattoirs de Toulouse.
Quand j’irai au cimetière du Père Lachaise à Paris où vous reposez désormais, je viendrai vous saluer, comme je le fais, à chaque fois, pour le Poète Jim Morrison, et pour les Fédérés ; et comme je le fais pour ces derniers, je déposerai une rose rouge sur votre tombe. Et je vous chanterai mezzo voce la Complainte du Partisan, ainsi que je le fais pour ma chère Angèle Bettini au petit cimetière de Lardenne.
Je ne sais pas si vous avez chanté cette Complainte, mais dont le premier couplet en particulier me semble aujourd’hui avoir été écrite pour vous :«les allemands étaient chez moi, on m’a dit résigne toi ; mais je n’ai pas pu…».
Au revoir Monsieur Cordier, et grazie mille, mille mercis, comme disent les Italiens.
La barque funéraire est, parmi les étoiles,
longue comme le songe et glisse sans voilure,
et le regard du voyageur horizontal
s’étale, nénuphar, au fil de l’aventure.
Sonnet I Jean Cassou (33 sonnets composes au secret)
Les Abattoirs • Sous le Fil
L’art tissu dans les collections de Daniel Cordier et des Abattoirs
Pour en savoir plus :
1) HOMMAGE DE L’ANACR A DANIEL CORDIER
(Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance)
C’est avec une profonde émotion et une grande tristesse que nous avons appris la disparition ce 20 novembre de Daniel Cordier, Compagnon de la Libération, qui fut le secrétaire de Jean Moulin de juillet 1942 à son arrestation le 21 juin 1943. Et auquel «Max» accorda toute sa confiance, sur lequel il s’appuya dans cette période cruciale
pour la Résistance que fut celle de la mise en place, non sans difficultés, d’un Conseil National de la Résistance ; dont la première réunion – à la préparation et sécurisation de laquelle il prit physiquement part – se tint le 27 mai 1943 à Paris.
Daniel Cordier, ce fut, jusqu’à ses derniers jours, l’homme de la fidélité à la mémoire de Jean Moulin, dont il devint, en historien rigoureux, le narrateur magistral de la vie et de l’action, en en restituant les valeurs qui l’habitèrent et le motivèrent, le rôle majeur qui fut le sien.
Daniel Cordier, ce fut aussi le symbole de cette diversité des raisons d’engagement qui conduisirent des femmes et des hommes, des jeunes et des bien moins jeunes, venus d’horizons philosophiques et de milieux sociologiques différents, à entrer en résistance, à rejoindre la Résistance. Laquelle, au fil des mois et des années, dans les rangs de la France libre et dans la clandestinité sur le sol national, des débuts de
l’Occupation à la Libération, fit, et pour sa vie entière, du jeune maurrassien de droite extrême qu’il était en 1940 un Républicain, défenseur des valeurs de solidarité, d’humanisme et de démocratie qu’exprima, publié le 15 mars 1944, le Programme du Conseil National de la Résistance.
Une grande voix de la Résistance s’est éteinte ce 20 novembre, mais son écho, porté par ses nombreux livres, ses centaines d’entretiens écrits et audiovisuels, continuera longtemps d’être audible. L’ANACR, qui s’incline avec respect devant la mémoire de Daniel Cordier, s’en fera le relais vers les jeunes générations.
2) Connaissance des Arts rend hommage à cet homme qui avait une passion pour l’art primitif en republiant son article « Les désordres de Daniel Cordier », paru en février 2009:
3) Aux quelque cinq cents peintures, dessins et photographies offerts au Musée national d’art moderne depuis 1973 et déposés pour une part importante aux Abattoirs de Toulouse, s’ajoute en 2009 un remarquable ensemble de sculptures et d’objets issus des sociétés non occidentales. Alors qu’il siège à la commission d’achats du Musée national d’art moderne, qui deviendra le Centre Pompidou, lui vient l’idée de faire des donations, les fruits de plus d’un demi-siècle d’une quête passionnée. Après une première partie de sa collection mise en dépôt en 1999 à Toulouse, aux Abattoirs, la quasi-intégralité y est déplacée en 2005,selon sa volonté et grâce aux efforts d’Alain Mousseigne, le directeur du musée toulousain. En juin 2005 est inaugurée l’exposition « Merci Monsieur Cordier », qui offre un panorama complet de cet ensemble, comme en 1989 au Centre Pompidou, en 2006 l’exposition « Pas le Trocadéro, pas le musée d’Athènes », et en 2009, l’exposition « Les désordres du plaisir », présentée conjointement au Centre Pompidou et aux Abattoirs…