Le 13 octobre dernier, l’ouverture de la saison Grands Interprètes était confiée à l’une des grandes figures de la scène internationale, de la scène lyrique, Cecilia Bartoli. En une soirée un peu folle, la mezzo-soprano a fait oublier les inquiétantes vicissitudes qui planent sur nos vies. Brillamment entourée des Musiciens du Prince-Monaco, la cantatrice, tel un caméléon prodigieux, a conçu et présenté un véritable show musical à la fois imaginatif et poétique, émouvant et plein d’humour.
Cecilia Bartoli © Alain Hanel
Programmé pour le 1er avril dernier, le concert initial avait dû être annulé pour les raisons que l’on sait. Fort heureusement, il n’a été que reporté. Certainement aménagé et modifié, le contenu de cette soirée a conservé son thème initial « Farinelli et son temps », du nom du plus célèbre des castrats de la période baroque. On connaît les affinités de la cantatrice romaine pour le répertoire de ces chanteurs adulés en leur temps comme les rockstars de l’époque. L’organisation à la fois effervescente et raisonnée de ce nouveau programme se structure autour de l’œuvre et de la personnalité du compositeur majeur de la scène de cette période, Georg Friedrich Haendel, ou George Frederic Handel, suivant qu’on le considère comme le plus allemand des compositeurs anglais ou le plus anglais des compositeurs allemands.
Les pièces vocales et instrumentales de Haendel qui composent ce programme constituent donc l’épine dorsale, le fil rouge de cet original voyage en « baroquie ». Elles alternent avec des partitions signées Nicola Porpora (1686-1768), Johann Adolph Hasse (1699-1783), Georg Philipp Telemann (1681-1767) et Antonio Vivaldi (1678-1741), autant de compositeurs contemporains de Haendel (1685-1759).
L’originalité de cet itinéraire peu conventionnel réside dans l’intégration astucieuse de la musique et de la scène. L’ensemble instrumental Les Musiciens du Prince-Monaco créé au printemps 2016 à l’Opéra de Monte-Carlo sur une idée de la cantatrice elle-même, est composé de près de trente musiciens. Il partage le plateau de la Halle aux Grains avec les acteurs du spectacle : majordome, habilleur, solistes instrumentaux, et bien sûr Cecilia Bartoli qui joue son propre rôle autant qu’elle le chante. En outre l’actrice ne cache rien de ses multiples transformations vestimentaires, puisque ses changements s’effectuent à vue. Et Dieu sait qu’ils sont légion ! On la voit donc successivement vêtue de redingotes ou de robes diverses, incarnant des personnages haut en couleurs.
Les Musiciens du Prince Monaco © Alain Hanel
La succession des pièces musicales et vocales s’enchaîne astucieusement grâce aux interludes imaginés ou improvisés par le claveciniste, le théorbiste ou le violoncelliste. En outre, la cantatrice partage souvent la scène et la partition avec les excellents solistes qui lui donnent la réplique. Dès la première aria « Lontan dal solo e caro » extraite de Polifemo, de Nicola Porpora, elle dialogue harmonieusement avec le hautbois de Pierluigi Fabretti. On peut immédiatement admirer la belle santé vocale de la cantatrice et surtout sa parfaite musicalité. La première note, chantée pianissimo, s’enfle en un lent crescendo suivi d’un decrescendo émouvant, le tout sur le souffle qu’elle contrôle avec maîtrise. Tout le début du concert se consacre aux arias nostalgiques ou rêveurs. L’apothéose est atteinte sans surprise avec l’un des « tubes » de ce répertoire, « Lascia la spina… » extrait de Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, de Haendel. Un silence ému de toute l’assistance prolonge cette aria emblématique. De son côté l’ensemble instrumental brille de tous ses feux comme dans l’impressionnante et vigoureuse tempête extraite d’Ariodante du même Haendel.
L’art si caractéristique de la cantatrice dans la vocalise staccato s’exprime avec virtuosité en particulier dans une sorte de joute entre la voix, le hautbois solo, toujours Pierluigi Fabretti, et la trompette solo de Thibaud Robinne, impressionnant de maîtrise. Dans ce récitatif et air extrait d’Amadigi di Gaula, Haendel arbitre une compétition de virtuosité entre les trois solistes. Le comique de la situation ne masque en rien la flamboyance de ce combat pacifique qui déclenche d’ailleurs une ovation enthousiaste de tout le public. Précisons que Thibaud Robinne donne également du redoutable concerto pour trompette de Telemann une lecture impressionnante d’autorité.
On ne saurait oublier la finesse et le style du flûtiste Jean-Marc Goujon qui séduit par deux fois. Son duo avec la voix de Cecilia Bartoli dans l’extrait chanté d’Orlando furioso, de Vivaldi, puis dans l’air d’Almirena « Augeletti que cantate » extrait de Rinaldo de Haendel, révèle un charme, une poésie, une musicalité admirables !
Cecilia Bartoli © Kristian Schuller / Decca
Notons que le programme s’achève sur l’aria symbolique « What passion cannot music raise and quell », la seule en anglais de toute la soirée, extraite de l’Ode à Saint Cécile. Un petit clin d’œil de la cantatrice homonyme, accompagnée ici par le violoncelle de Robin Michael, tout aussi excellent que ses autres collègues solistes… Le spectacle musical programmé s’achève poétiquement avec le souffle de Cecilia Bartoli sur une bougie, souffle silencieux qui plonge la salle dans l’obscurité absolue !
Il est évident que le concert ne pouvait s’achever ainsi. Les multiples rappels d’une assistance chauffée à blanc ont obtenu des interprètes une salve de bis dans lesquels les vocalises généreuses de la cantatrice ont rivalisé avec les interventions de ses collègues instrumentistes, en particulier le trompettiste avec lequel un nouveau challenge sur le souffle ne saurait désigner de vainqueur, mais aussi le violon solo de l’ensemble, Andrés Gabetta. Le jazz fait même son apparition avec l’évocation du Porgy and Bess de Gershwin. Le tout s’achève sur une chanson traditionnelle napolitaine, accompagnée à la mandoline, afin d’évoquer ce fameux Théâtre San Carlo de Naples dont la grande photo surplombe pendant toute la soirée le plateau de la Halle aux Grains.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse
Le Cercle des Grands Interprètes