Dans un printemps qu’on se voit contraint de goûter depuis l’intérieur de chacun son bocal fleurissent pourtant sur les réseaux sociaux nombre de journaux de confinement. Certains sont accablés, résignés, d’autres fustigent en expertises auto-référentes, et quelques prophètes de malheur sont en balance avec les promoteurs d’un feel-good très perso. Qu’ils nourrissent l’anxiété, qu’ils cajolent, ou qu’ils saoulent – à force ! en vrai ils ne servent à rien ; ce n’est que le dernier bruit d’un âge déjà ancien, les soubresauts d’un modèle de pensée et de comportement en voie de révolution.
Mais il en est d’autres qui éclosent, organiques, au ras de l’herbe de printemps, mieux accordés à la pulsation primale, au battement de sang de ce qui fait l’être au monde. Ces textes, vides d’imprécations et de panique, dévoilent à mots lents les tremblements qui accompagnent la nudité, osent dire le doute puis la conviction qui poussent leurs auteurs à larguer les amarres et à s’avancer en regardant autour d’eux. Être au monde.
On est vite très loin de la vision conceptuelle qui t’explique pourquoi telle chose est belle et les émotions qui vont avec. On observe, on ressent, et on dit (les mots, les peintures et dessins, les matières formées, les photos, les musiques, la danse, et les histoires en scènes). Et ce « dit », jour après jour, peut sans doute faire un journal, des carnets qui nous suivent, sans rapport et finalement bien au-delà d’une quarantaine.
Amorcé quelques semaines auparavant par la lecture de nouveaux philosophes et anthropologues qui secouent justement la pensée et l’être au monde (on reparlera ici de Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Nastassja Martin), mon tremblement s’éteint jeudi dernier au Metronum de Toulouse à l’écoute des anglais de Tindersticks. Lors du changement de plateau me parviennent les sms rapportant les premières mesures de fermeture des écoles ; dans le public, quelques regards échangés, quelques mots : la suite ne fait pas mystère et nous vivons là notre dernier concert avant un temps inconnu.
A ce moment, déjà, nous ralentissons, et qui d’autre que Tindersticks pouvait accompagner ce changement de régime, ce changement d’état que la musique live peut induire sans blabla, tout en puissant ressenti.
On venait pour un groupe de légende, pour un peu de nostalgie, pour goûter à l’élégance et à la sophistication, mais dans la conscience aigüe de ces heures si particulières tout s’est passé autrement. On a vécu véritablement la dernière valse, portés par des ondes – s’il faut des références – oscillant entre Leonard Cohen, les CowBoy Junkies, ou un Bryan Ferry unplugged. Les Tindersticks ont construit avec délicatesse un tissu d’élégance qui embrase autant qu’il réconforte. Et la lenteur de leurs opus, je vous le jure, évoque davantage des lambeaux de brumes accrochés aux forêts qu’elle ne brandit une sophistication affectée. Sur des mélodies simples, soulignées de lignes de claviers qu’on dirait jouées par un petit enfant rêveur, les orchestrations fines laissent toute la place à la voix posée d’un Stuart Staples totalement absorbé par l’élévation qui s’empare du quintet, assurant des finishes d’une lenteur hypnotique où chaque instrument se détache jusqu’à la dernière note. Trois morceaux qui m’ont marqué : How he entered (Stuart Staples et sa danse des poignets) ; Her, le morceau le plus enlevé (le batteur comme un sprinter d’un bout à l’autre) pour mieux apprécier la paix dans le reste du set ; Another night in, paroxysme, climax du concert (on était mûrs !) avec de jolies lumières, juste assez pour condenser le nuage qui nous ramènerait à la maison … pour longtemps on le pressentait peut-être.
Et depuis, jeunes gens ?
C’est le début du télétravail, le rodage des procédures d’accès aux ressources pour bosser, le malaise de cette intrusion des conversations, emails, fichiers du boulot dans un chez soi qui n’est plus séparé par aucun chemin du travail.
C’est le manager qui demande chaque soir d’indiquer dans un tableau notre mood (échelle de 1 à 5), et notre estimation de la productivité dans ce nouveau contexte (en %).
Ce sont deux tourterelles que j’observe longuement chaque matin en leur filant un peu de grain. L’autoportrait photo que je prends chaque jour.
Les CRS qui patrouillent dans le centre commercial. La pharmacienne masquée à qui je demande si elle a tout de même mis du rouge à lèvre comme d’hab’. C’est le petit tour que je m’autorise le soir dans le parc, tant pour le soleil rasant que pour tester la frontière avec les passants que nous impose la nouvelle distanciation sociale.
Souffler, ralentir, se mettre en boule. Lever les yeux, observer, regarder.
Find a friend, find a lover. Find a harbour, find a sister.
[Piers Faccini – A Storm is going to come]
[A suivre]
Pierre David
Un article du blog La Maison Jaune