Paul (Thomas Gioria), adolescent solitaire et calme, vit seul avec sa mère (Anaël Snoek) qui travaille dans un établissement psychiatrique. À condition de rester éloigné des malades, la directrice de la clinique (Gwendolyn Gourvenec) lui autorise l’accès au parc du domaine, où il s’épanouit au contact de la nature. Sa rencontre avec la nouvelle patiente, Gloria (Fantine Harduin), orpheline solaire et ingérable, le renverse, au sens propre comme au figuré. Coup de foudre instantané, dont la puissance l’emporte sur l’interdiction catégorique de l’approcher : elle est diagnostiquée schizophrène et vit dans son propre monde. Suite à un accident tragique, les deux amoureux s’enfuient en pleine nuit, et décident de rejoindre la maison du grand-père de Gloria en Bretagne. Une échappée aussi dévastatrice que poétique : une passion sans limites.
Après Calvaire (2005) et Alléluia (2014), Fabrice du Welz retrouve pour Adoration ses Ardennes, épaulé de proches : Vincent Tavier, coscénariste et producteur ; Romain Protat aux dialogues ; Vincent Cahay pour cette comptine si entêtante, – comme celle des Goblins pour Profondo Rosso de Dario Argento -, et Manu Dacosse pour la sublime photographie en Super 16mm. Être en famille laissait présager l’absence éventuelle de déconvenues et de déboires, comme ceux survenus durant le tournage de Colt 45 (2014) et au montage de Message From The King (2017). Adoration confirme que le cinéaste a eu les moyens de concrétiser le projet qu’il souhaitait, et c’est un bonheur de spectatrice de le retrouver entièrement libre de proposer un film qui porte son nom au générique. Lors du festival des Hallucinations Collectives de Lyon en 2017, j’avais pu m’entretenir avec lui sur un motif commun à tous ses films : l’entrecroisement de l’amour et la folie, avec le manque d’amour qui conduit à la folie. Il m’avait répondu :
L’amour est un moteur important, pas uniquement dans mon cinéma : dans la vie je constate que c’est LE grand sujet. Je ne vais pas faire une auto-analyse mais je pense que le sentiment amoureux peut être une pathologie, qu’il l’est même probablement souvent. Cela peut être léger, cela peut être grave, mais on est toujours dans une projection, dans une sorte d’aveuglement. Et puis surtout, c’est le moteur d’histoires à tourments qui personnellement me fascinent. J’aime beaucoup creuser les tourments de l’âme et les tourments amoureux parce que j’y vois énormément d’humanité, cela me bouleverse beaucoup. Je suis toujours touché par les gens qui aiment plus que de raison. Ce qui me fait peur, ce sont les gens qui n’aiment pas : ça pour le coup, ça m’angoisse terriblement.
Adoration signe donc le retour tant attendu de Fabrice du Welz, où l’amour et la folie se contaminent réciproquement. Fantine Harduin (Eve dans Happy End de Michael Haneke, 2017) propose une malade convaincante, sujette aux crises hallucinatoires, transformant la jeune fille souriante et tendre en Furie incontrôlable, une Gloria toute aussi rayonnante et dangereuse que Lola Dueñas dans Alléluia. Thomas Gioria, déjà formidable dans Jusqu’à la garde (2018) de Xavier Legrand, confirme ici tout son talent dans ce nouveau registre d’amoureux raide dingue. Paul vit une épiphanie de cet amour fou redoutable auprès de Gloria, et il ne la quitte pas. Leurs dialogues marquent souvent leurs désaccords, les silences qui accompagnent leur fuite en avant confirment leur osmose.
Ce conte cruel initiatique mêle harmonieusement quête, errance – le long d’un fleuve réel ou rêvé -, et rencontres. Parmi celles-ci, l’interprétation de Benoît Poelvoorde est magistrale : qu’il soit très bon acteur est établi depuis longtemps, mais face aux enfants, il a rarement été autant en retenu et bouleversant. En manque d’amour depuis la mort de sa femme, ce gardien de parc qui n’a jamais ouvert dialogue chaque jour avec elle. La scène où il demande à Paul s’il a conscience que Gloria est malade est de toute beauté.
Si l’amour monstre guide la narration, le réalisateur prend aussi le risque d’aborder pour la première fois un projet à hauteur d’enfant. Plus épuré, sensible, innocent, Adoration réussit à toucher merveilleusement à l’intime. Même si la violence n’a jamais été gratuite dans ses précédents films, elle n’apparaît plus formellement, du moins à l’écran, mais elle se ressent dans cette passion dévastatrice. La caméra, fébrile quand Paul doute, se pose davantage quand il est convaincu de ses choix. Le cinéma de Fabrice du Welz reste organique : le travail du son et de la photographie amplifie l’aspect réconfortant et menaçant de la nature dans laquelle le couple s’enfonce, rappelant la torpeur de Vinyan (2008)
Les références au cinéma américain ne sont plus matricielles et Fabrice du Welz voulait « renouer avec un certain réalisme poétique français des années cinquante. Celui de Cocteau, Melville, Georges Franju, Carné ou Duvivier » *. Il y parvient. Cependant, impossible de ne pas penser à un autre film auquel Adoration fait, selon moi, échos : Breaking The Waves (1996) de Lars Von Trier. Le personnage de Bess (Emily Watson) donnant son énergie et sa peur d’être internée à Gloria, et sa pureté à Paul. Le regard de Paul lors du premier long baiser de Gloria rappelle celui de Bess lors de son premier rapport sexuel. Certains qualifieront le personnage de Paul d’« attardé », je préfère le voir comme quelqu’un de « pur », d’une totale bonté, ne connaissant que l’honnêteté, prêt à tout pour ne pas décevoir Gloria – et son inquiétante mère (Anaël Snoek)-, persuadé d’avoir le pouvoir de l’apaiser, tout comme Bess était persuadée que ses actes guériraient Jan (Stellan Skarsgård). Paul parle aux oiseaux – comme Saint François -, Bess parle à Dieu. Ne pas être dans la norme suffit-il pour les qualifier de « fous » ? Les deux protagonistes, séparés par vingt-quatre années, aiment éperdument, au point de tout donner, entièrement, sans retenues, jusqu’à s’oublier eux-mêmes.
* : Extrait du dossier de presse.