Ultime chef-d’œuvre de Giacomo Puccini, il est écrit quand le compositeur est à l’apogée de sa carrière créatrice. Mais il reste inachevé, du moins par lui-même. C’est une nouvelle production signée Robert Wilson, metteur en scène qu’on ne présente plus, donnée au Teatro Real de Madrid.
Le tout est de savoir si avec sa propre vision de la fable, le metteur en scène rejoint Puccini qui disait à propos de Turandot : « Je dois jeter les maquillages du sentimentalisme et de la sensiblerie facile. Je dois émouvoir, mais sans rhétorique et capter l’émotion du public en faisant vibrer ses nerfs comme les cordes d’un violoncelle. » L’esprit minimaliste de ses présentations scéniques réputées devrait être en accord avec ce souhait formulé, de même que la gestuelle richement chorégraphiée dont il est l’auteur. En tant que plasticien, Robert Wilson assure aussi les décors et les lumières et laisse les costumes à Jacques Raynaud.
Nicola Luisotti assure la direction musicale à la tête de l’Orquesta Sinfonica de Madrid. Pour une extraordinaire partition orchestrale qui recèle l’exotisme instrumental le plus complexe et le plus riche de Puccini, dans la fosse, nous avons l’orchestre le plus dense qu’il n’ait jamais employé. Il y a en fait deux orchestres, dont le second joue en coulisses. Dans aucun autre de ses opéras précédents, l’orchestre ne joue un rôle aussi actif que dans Turandot.
L’ensemble principal comprend des cordes, des bois par trois, quatre cors, trois trompettes, quatre trombones ! une harpe, un célesta, des timbales et tout un ensemble de percussions avec divers tambours, cymbales, triangle, glockenspiel, xylophone, gongs chinois et cloches tubulaires. Ne pas oublier que Turandot est une princesse chinoise dans la fable et dans le livret !! et qu’il faut rendre certaines sonorités de la musique… chinoise.
L’orchestre en coulisses comprend pour sa part, des cuivres, deux saxophones, des percussions et un orgue. On le retrouvera surtout dans les scènes de cour aux actes II et III. Repérez le chœur mystérieux des garçons doublé par les deux saxos pleins de nostalgie. On peut aussi s’intéresser aux associations particulières de certains instruments avec des personnages.
Ce sont les Chœurs aussi, du Teatro Real, chœurs qui sont vivement sollicités dans l’ouvrage et qui prennent une part prépondérante au succès de cet opéra. Interviennent aussi les enfants du Chœur Los Pequeños Cantores de la JORCAM
Grâce à eux, Puccini établit la ou plutôt les atmosphères, comme dans le premier acte, lorsque la foule prend directement part à l’action. Foule furieuse, sauvagerie de la populace, les chœurs sont là. Mais encore, à l’acte III, après la mort de Liù. Les basses devront aller chercher le mi et le mi bémol sous la portée. Une scène parmi les plus émouvantes du répertoire, scène tellement “conclusive“ que certains auraient préféré que l’opéra s’arrête là.
Ce drame lyrique en trois actes s’appuie sur un livret difficilement mis au point par Giuseppe Adami et Renato Simoni, au vu des exigences mouvantes du compositeur, livret tiré d’une fable dramatique, soit l’une des dix fiabe drammatiche de Carlo Gozzi et s’intitulant Turandotte.
Turandot se distingue des autres opéras de son compositeur par son sujet – un mélange peu commun, mais très subtil, de tragédie, de comédie grotesque et de conte de fées fantastique. Le Turandotte de Gozzi, ce concurrent reconnu de Goldoni, est une tragi-comédie sûrement inspirée d’une légende d’origine persane. Turandot, de Turan, dénomination persane de Turkestan. Le thème principal est celui de la guerre des sexes – l’homme poursuivant sans répit la femme qui, à la fois, désire et refuse d’être conquise. Dans la légende, ce thème est illustré par la princesse chinoise qui dresse les plus terribles obstacles avant sa capitulation finale. Cette ambiguïté est clairement symbolisée par Turandot : d’abord cruelle jusqu’au sadisme, puis ardente et aimante, elle est agitée d’impulsions contradictoires et pourtant complémentaires, tout comme Calaf et les autres prétendants, 99, déjà décapités, poussés par l’ambivalence Eros-Thanatos que certains savent si bien décrire. La soprano drammatico suédoise Iréne Theorin incarne ce rôle ambivalent épuisant avec son lot de prouesses attendues au niveau du chant.
Le personnage qui incarne essentiellement l’esprit barbare de la Chine légendaire, c’est elle, figure inhumaine et impersonnelle, inaccessible déesse de la destruction, pétrifiant et hypnotisant une foule turbulente sans prononcer une syllabe. C’est elle qui devra traduire dans l’avant-dernière scène, la femme sous l’emprise de l’amour véritable. Del primo pianto saura contraster avec l’épreuve épuisante du In questa Reggia. Auparavant, le glaçon aura commencé à fondre. Une certaine fragilité se percevant déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.
Gregory Kunde chante Calaf, le seul des trois personnages principaux qui apparaisse dans les trois actes et qui se voie attribuer un rôle musicalement plus important. Comme celle qu’il convoite, il est conçu dans une veine héroïque, mais sa musique est moins glaciale, plus expressive et plus souple, pour ce jeune prince impétueux, obsédé par son désir de conquérir Turandot, de réussir là où tant ont échoué. Il est également capable de sympathie pour la jeune esclave Liù, qu’il n’a, attention, jamais aimé. Son premier air Non piangere, Liù est très émouvant, et reconnaissons à l’autre, le fameux Nessun dorma, incontestablement, une beauté, une noblesse qui l’emportent sur combien d’autres.
Yolanda Auyanet chante Liù, le seul personnage touchant de l’opéra, qui a droit à trois airs, dont le portrait musical évoque simplicité et délicatesse, digne d’un dessin chinois à la plume. La phrase déchirante Per non vederlo più devrait faire verser quelques larmes, surtout avec la scène qu’elle engendre.
Raúl Gimenénez L’Empereur Altoum
Andrea Mastroni Timur, le père de Calaf
Les trois masques, Joan Martin-Royo Ping, Vicenç Esteve Pang, Juan Antonio Sanabria Pong, sorte de chœur miniature. Ils ont des scènes importantes dans les trois actes et contribuent au caractère unique de l’opéra. Ils s’intègrent à l’atmosphère essentiellement grave du drame, tout en restant des pitres grotesques, des petites marionnettes malveillantes. On s’intéressera à la scène du trio, pièce absolument ravissante de chinoiserie musicale, et scène délicate à mettre au point pour les trois protagonistes. Ce moment dans l’ouvrage est une réelle réussite de Bob Wilson.
Gerardo Bullón Un Mandarin
Marion Carroué Une Servante
L’œuvre fut créé le 25 avril 1926 à la Scala de Milan, Toscanini au pupitre. Ce soir-là, la représentation se termina sur la scène de la mort de Liù, puis le chef posant sa baguette et se tournant vers le public, fit pour la première fois et la dernière de sa vie une déclaration en public : « A cet endroit, Giacomo Puccini dut interrompre son travail. La mort, en cette occasion, se montra plus forte que l’art. » Elle est présentée comme étant de Puccini mais elle ne l’est pas entièrement. Les esquisses de Puccini servirent à écrire essentiellement l’acte III. Pour ce faire, c’est le chef d’orchestre Arturo Toscanini qui fit le choix d’un compositeur d’opéra de la jeune génération, Franco Alfano, pas un génie déclaré mais pouvant, avec les éléments élaborés, terminer le travail dans l’esprit de Puccini sans y mettre de trop sa “patte“. Il avait lui aussi projeté d’écrire un opéra sur le même sujet. En effet, le compositeur avait les pires difficultés alors pour finir son opéra, inspiration? fatigue ? Mais surtout, le plus tragique, c’est que venait de s’enclencher depuis fin 1923, le développement d’une tumeur à la gorge qui devait lui être fatale malgré le bénéfice des soins d’alors, à savoir un traitement aux aiguilles de radium. Atroces souffrances au rendez-vous. Lui qui avait écrit les plus belles pages lyriques pour être chantées par les plus grands “gosiers“ mourrait d’un cancer de la gorge, son dernier opéra pas terminé, du moins, le duo d’amour et le final du dernier acte.
Cinéma CGR Blagnac
Turandot • Giacomo Puccini
dimanche 19 janvier 2020 à 18h00