La saga sans fin qui secoue le milieu des affaires et de l’Art contemporain semble se rapprocher de son dénouement. D’après le journal suisse Le Temps, une plainte complémentaire a été déposée à Genève. Pour les avocats du milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, qui accuse le marchand d’art suisse Yves Bouvier de l’avoir escroqué lors de la vente de tableaux, il s’agit de la fin d’une procédure qui s’éternisait.
« Il n’y a rien de nouveau » dans le document de 400 pages que les avocats de Dmitri Rybolovlev ont déposé auprès du Ministère public, estime David Bitton, avocat d’Yves Bouvier. Les avocats du milliardaire russe affirment au contraire que la plainte pénale complémentaire déposée mercredi 16 octobre à Genève doit conclure cette procédure qui dure depuis bientôt cinq ans.
Car le conflit s’éternise entre les deux hommes. C’est pour y mettre fin que l’oligarque Dmitri Rybolovlev semble déterminé à donner un tour décisif à son combat contre le Suisse Yves Bouvier. Ce dernier lui aurait surfacturé 38 chefs-d’œuvre afin de s’enrichir de plus d’un milliard de francs.
« On a été empêchés pendant plusieurs années d’utiliser des centaines de milliers d’e-mails échangés entre M. Bouvier et Sotheby’s, qui démontrent la complicité des deux pour escroquer M. Rybolovlev », explique Me Marc Henzelin, avocat du milliardaire.
Alors qu’un juge new-yorkais a autorisé, en juin dernier, l’utilisation et la production de ces mails dans la procédure genevoise, les défenseurs de l’homme d’affaires russe peuvent enfin montrer et démontrer la façon précise dont Yves Bouvier s’y est pris pour, selon eux, escroquer leur client. « La partie adverse a tout fait pour nous empêcher d’utiliser ces e-mails et essaye d’en faire autant pour d’autres procédures », dénonce Me Henzelin.
Mais que disent donc ces 400 pages ? La plainte complémentaire fait ressortir deux éléments nouveaux. Elle révèle que la rencontre entre le marchand d’art et le Russe n’aurait peut-être pas été une pure coïncidence.
Miraculeuse transaction
A l’époque, Dmitri Rybolovlev vient de s’installer en Suisse où il rencontre Yves Bouvier, numéro un mondial du transport d’oeuvres d’art. Yves Bouvier intervient donc pour la toute première fois auprès de Dmitri Rybolovlev après que ce dernier a acheté un tableau de Chagall à un tiers qui tarde à fournir le certificat d’authenticité. Le Grand Cirque est entreposé aux Ports francs de Genève chez Natural Le Coultre, appartenant à Yves Bouvier.
Ce dernier remarque l’absence de certificat d’authenticité pour cette œuvre et décide de vérifier l’historique des droits de propriété de la toile. Par l’entremise de Tania Rappo, une amie proche de la famille Rybolovlev et la marraine de la fille cadette de l’oligarque, Yves Bouvier propose « d’activer ses relations » dans le monde de l’art pour fournir le certificat manquant, que l’homme d’affaires attend impatiemment. Quelques jours plus tard, c’est chose faite : le certificat est entre les mains de Dmitri Rybolovlev (le Russe ne parle ni anglais ni français), qui ne doute plus de l’influence de Bouvier.
Mais le Russe ignore que son nouvel associé est le principal bénéficiaire de cette miraculeuse transaction. Le Suisse est en effet le directeur de Finatrading, la société qui a vendu le Chagall à Rybolovlev et qui tarde à en fournir le certificat d’authenticité. D’ailleurs, entre 2011 et 2014, MEI Invest, une société hongkongaise appartenant à Bouvier, verse 19 millions d’euros à Finatrading.
Par ailleurs, alors que le Suisse affirme avoir acheté des chefs-d’œuvre à son compte afin de les proposer ensuite au Russe, les 400 pages de la plainte complémentaire prouvent que dans une majorité des cas, Yves Bouvier a attendu le versement de Rybolovlev pour payer les toiles. Ainsi, l’homme d’affaires russe a fait parvenir 37,5 millions d’euros à MEI Invest le 29 avril 2008.
Quelques jours plus tard, le 5 mai, MEI Invest a transféré 20 millions d’euros à Privatgest B, détenteur de la Sœur de l’artiste, un tableau de Picasso que Bouvier prétendait avoir payé sur ses propres deniers. La tactique est utilisée à nouveau pour l’achat d’un autre Picasso, Joueur de flûte et femme nue. Un virement de 25 millions d’euros est réalisé par Rybolovlev le 12 octobre 2010. Deux jours plus tard, MEI Invest reverse 3,5 millions à Olivier Thomas Art Consultant.
Méthodes indélicates
La plainte porte sur les plus-values qu’Yves Bouvier tire de la revente des toiles. L’utilisation des sommes versées à des fins autres que la stricte acquisition du tableau interroge Me Giroud et Me Henzelin. Pour les avocats du Genevois, les plus-values font partie des rétributions d’un marchand d’art.
Mais la plainte déposée à Genève révèlerait également les méthodes indélicates utilisées par le Suisse afin de faire monter les enchères : acheteurs fictifs, négociations rocambolesques… Aucune procédure n’était trop abusive pour le marchand d’art, qui d’ailleurs ne s’en cache pas. « Je vous donne un exemple : vous allez demain dans un magasin de montres à Genève et vous dites : « Je voudrais la Patek Philippe de 1930 ». Le vendeur va vous dire : « Je peux vous l’avoir pour 50 millions », et après il va vous dire : « C’est difficile… J’ai un autre candidat dessus… Vous n’êtes pas le seul… Il faut augmenter le prix ». C’est comme ça et c’est tout à fait normal dans le commerce de l’art comme dans tous les commerces ».
Pour le marchand d’art, il ne s’agit là que d’« arguments commerciaux ». Mais pour les avocats de Dmitri Rybolovlev, il s’agit au contraire d’un « cirque », d’une kyrielle de procédures malhonnêtes ayant pour but de tromper leur client. Un exemple : en février 2009, le marchand d’art révèle à l’homme de confiance du milliardaire que le Baiser, un célèbre tableau de Toulouse-Lautrec, sera mis sur le marché. « S’il le souhaite, je peux travailler dessus », suggère le Suisse. Quelques mois plus tard, en août 2009, il affirme : « Je vais maîtriser le propriétaire et le faire patienter ». Seulement, le propriétaire en question n’est autre que… Yves Bouvier, dont on apprendra par la suite qu’il avait acquis le tableau dès septembre 2008 !
« Un nuage de fumée a été créé dans la presse. Yves Bouvier passe pour un sympathique filou local, dont l’astuce lui a permis de gagner des millions à l’insu d’un milliardaire russe. En réalité, dès le début, il a agi contre l’intérêt de notre client et dans le but de s’enrichir personnellement, en organisant des conditions qui rendaient impossible pour notre mandant de vérifier les prix payés », s’insurgent Me Henzelin et son confrère Me Giroud.
Alors que le marchand d’art affirme être une « victime », les avocats de Rybolovlev rappellent que, à l’exception du célèbre Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, leur client a été obligé de revendre à perte toutes les œuvres acquises par l’intermédiaire de Bouvier.