Les 14eJournées Manuel Azaña (1) proposaient le week end dernier à Montauban de prolonger l’exploration des rapports de la Littérature avec l’Histoire, abordée en 2016 et 2017, avec l’œuvre des écrivains espagnols, puis étrangers, engagés dans le combat républicain dans la guerre d’Espagne.
Leur point d’orge était l’exposition de clichés uniques d’Enrique Tapia Jiménez (1911-2011) témoin aux premières loges puisque lui-même réfugié, prêtés par son fils Henri Tapia Herreros : un témoignage poignant et vital, présenté au Foyer du Fort, centre d’accueil et de culture, à Montauban (2), dans l’ancien Couvent des Jacobins restauré de belle manière.
1939 : de nombreux réfugiés espagnols prennent le chemin de l’exode, avant d’être internés dans les camps du sud de la France. Puis viennent les années de l’après-franquisme, quand va se poser pour beaucoup la question d’un éventuel retour au pays. Pendant un demi-siècle, Enrique Tapia Jiménez, l’un d’entre eux, ne cesse de photographier, au quotidien, les événements marquant la vie des exilés espagnols à Toulouse – capitale de la République en exil – et dans le Midi toulousain. Des événements tour à tour graves ou joyeux, politiques ou familiaux. Au fil des années, l’œuvre solitaire, obstinée et scrupuleuse de ce photographe amateur va accaparer ses maigres ressources et tous ses loisirs. Mais à travers plusieurs milliers de clichés, sur lesquels on reconnaît des figures emblématiques et les futurs dirigeants de l’Espagne démocratique, Enrique Tapia Jiménez lègue aux nouvelles générations, et à l’Histoire, un témoignage unique sur toutes les facettes d’un exil vu et vécu de l’intérieur. Grâce à son fils Henri Tapia, ce fonds photographique exceptionnel, et pour l’essentiel inédit, est dévoilé aux publics français et espagnol.
Certains de ces documents ont été présentés aux Olivétains du 4 juin au 30 septembre, sous le titre d’« Hommage à l’exil et au combat républicain espagnols », à l’occasion des 80 ans de l’exil des républicains espagnols qui ont fui la dictature franquiste en février 1939, qui présentait, outre celles du Fonds Enrique Tapia, des photos issues des fonds des Archives départementales, des Archives municipales, et du Fonds Germaine Chaumel Ils ont été également présentés au Musée de la Résistance et de la Déportation de Toulouse, actuellement en rénovation, qui devrait rouvrir en début d’année prochaine.
L’exposition de Montauban présente un choix de vues, dont certaines inédites, de la Retirada et de l’exil républicain en France, ainsi que des images des hommages à Manuel Azaña organisés à Montauban à partir de 1944 ; et qui perdurent aujourd’hui.
Ces belles images en noir et blanc, reflets de la réalité la plus nue, la plus crue, la plus chaleureuse aussi, sans aucun trucage (si ce n’est un « flash » artisanal comme l’allumage du gaz sur une cuisinière), émeuvent au premier regard. Ce n’est pas de la photographie contemporaine qui se veut « œuvre d’art », avec des « tableaux posés », mais plus proche du cinéma vérité, à la manière de Capa, ou de Germaine Chaumel, bien sûr ; avec une volonté artisanale, dans le sens noble du terme.
On y voit les camps de Gurs, d’Argelès-sur-Mer, du Récébédou, la cité Madrid où l’on survit et on écoute Radio Londres (sur un cliché la famille Tapia est autour du poste avec Gabriel Pradal, député de la République, père du peintre Carlos, et grand-père de Vicente, chantre de Lorca et Miguel Hernandez) ou Radio Andorra (Henri Tapia imite avec humour le générique Aqui Radio Andorra), les meeting de la Pasionaria Dolorès Ibarruri, ou de Federica Monsteny à Toulouse, et les hommages à Manuel Azana à Montauban, attirant une foule énorme…
Syndicaliste et militant fidèle à Manuel Azaña (3), Enrique Tapia (4), né en 1910 à Arganda, près de Madrid, franchit la frontière en 1939 accompagné de sa femme et de son fils, un tout jeune enfant qui dormira ses dernières nuits en Espagne et ses premières en France… dans une valise en bois fabriquée par son père. Grâce à l’appareil qu’il a conservé, il parvient à photographier ses compagnons d’exil dans le camp d’Argelès et plus tard dans tous leurs lieux de vie de la région toulousaine.
Contrairement à la majorité des réfugiés, Henri et sa mère ont bénéficié d’une aide providentielle, recueillis par une famille française. Son père lui a connu les camps, Argeles puis Gurs : la promiscuité, la violence, le manque d’hygiène… Neuf mois de souffrance avant de retrouver les siens. Henri a raconté cela dans un livre : l’histoire de son peuple, son histoire. Pour ne pas oublier. « C’est comme l’histoire des camps de concentration : les gens oublient vite. Ca a existé, et il ne faut pas le laisser passer à la trappe. Je suis pour la mémoire »explique-t-il.
A 80 ans, Henri a le même âge que la Retirada. Alors à l’heure des commémorations, il ne manque pas une occasion de venir à nouveau témoigner.
Outre leur côté plastique, ces photographies véhiculent toute une « spiritualité », celle qui est « la forme la plus élevée de la conscience politique », comme disent les Amérindiens en lutte pour la défense de notre seule Terre.
Enrique Tapia et Manuel Azaña étaient habités d’une très haute idée de leur pays. Comme le poète Antonio Machado, défendant par l’esprit cette république légitiment élue contre les insurgés de Franco soutenus militairement par Mussolini et Hitler, dans l’indifférence des gouvernements anglais et français : ils sont restés jusqu’au dernier moment à Madrid, puis à Valence, ils sont partis, comme lui, au milieu de leur peuple souffrant et vaincu, dans le désespoir de l’exode, chercher refuge en France. On sait que Machado est mort à Collioure le 22 février 1939. Jusqu’à son dernier souffle, il est resté persuadé que « ce monde n’est pas viable si la force brutale au front de taureau est investie des pleins pouvoirs ».
Dans un monde menacé de tant de muselières, comme disait Léo Ferré, le travail de mémoire est indispensable, de salubrité publique. Il est urgent d’entretenir le souvenir des Républicains espagnols en exil venus enrichir notre pays, et particulièrement notre région, dans une période tragique de notre histoire commune, comme les Italiens fuyant le fascisme.
« Les morts tombés hors d’Espagne, parce qu’ils n’ont pas pu ou voulu y revenir, doivent demeurés (et être honorés) là où ils sont tombés, afin de laisser le témoignage historique d’un exil qui honore leur vie entière »(José Bergamin)
Les photographies d’Enrique Tapia, le souvenir de Manuel Azaña et d’Antonio Machado y contribuent fortement.
Car comme Pierre Corneille l’a écrit dans Rodogune :
« Le feu qui semble éteint souvent dessous la cendre
Qui l’ose réveiller peut s’en laisser surprendre ».
PS. Cette exposition a été présentée par l’ Association Présence de Manuel Azaña, avec l’aimable autorisation de Henri Tapia Herreros. En collaboration avec le Conseil départemental de la Haute-Garonne (Musée départemental de la Résistance
et de la déportation).
Le livre « L’œil de l’exil : l’exil en France des républicains espagnols », imprimé par les Éditions Privat dans la Collection : Mémoire vive, est disponible auprès d’Henri Tapia 88 chemin St Pierre 31620 Villeneuve les Bouloc tél.05 61 82 04 49.
Pour en savoir plus :
1) L’association « Présence de Manuel Azaña » a vu le jour en 2006 à Montauban, la ville où le dernier président de la République espagnole a vécu ses derniers mois d’exil et est mort le 3 novembre 1940. Elle se propose d’entretenir le lieu de mémoire qu’est la tombe où il repose : son action a permis de la mettre en valeur et d’en faciliter l’accès aux visiteurs venant s’y recueillir. Elle y organise chaque année une cérémonie du souvenir commémorant l’anniversaire de sa mort, dans le cadre de « Journées Manuel Azaña » comportant en outre des manifestations culturelles. Un colloque y est consacré à un aspect de l’histoire de l’Espagne en relation avec la figure de Manuel Azaña, donnant lieu à la publication d’un volume réunissant les interventions présentées et la traduction de quelques-uns de ses textes. L’association entend ainsi faire connaître, en France et dans les pays francophones, la signification de l’œuvre et de l’action de cette grande figure de l’Espagne démocratique. On peut se référer au film de la réalisatrice Neus Viala, « Manuel Azaña une vie pour la république ».
Association Présence de Manuel Azaña 06 08 62 95 34
azana@presencedemanuelazana.com
associationpresencedemanuelazana.com
2) Le Fort est un lieu de vie et de culture chargé d’ histoire qui fait partie du patrimoine historique de la Ville de Montauban.
5 rue du Fort – 82000 Montauban 05 63 21 26 00
https://lefort.online › un-lieu-de-vie-et-de-culture
3) Manuel Azaña
https://toulouse.cervantes.es › fonds_azana › biographie_azana
4) Enrique Tapia Jiménez (1911-2001)
Castillan, né en 1911 dans ce qui n’était alors qu’un village, Arganda del Rey, Enrique Tapia y passe son enfance. Très jeune, il trouve un emploi de mécanicien à l’importante sucrerie, la Azucarera de La Poveda, où travaillait son père. Il se passionne pour l’entretien des machines, au point que, quand il sera interné au camp de Gurs, il occupera son temps à construire, de mémoire, une maquette du générateur qui les faisait tourner I Il a à peine 12 ans quand il s’affilie à l’UGT, le syndicat lié au parti socialiste. C’est à l’usine aussi qu’il connaîtra sa future épouse, Felipa Herreros, dont le père est garde champêtre et qui sera la compagne de toute sa vie. Après la proclamation de la République, il s’engage en 1932 dans l’Armée de l’Air, où il est affecté à la base de Cuatro Vientos de Madrid. La courte distance lui permet de rester proche de son village : c’est là qu’il se trouve lors du soulèvement militaire du 18 juillet 1936, pouvant ainsi photographier les manifestations en faveur de la République. Il va participer ensuite aux combats de l’armée populaire, d’abord dans la sierra de Guadarrama, puis à Murcie, à Valence et enfin à Barcelone.
Quand le lieutenant Tapia passe la frontière en 1939, Il a 28 ans. Sa femme, qu’il a épousée en 1937, et son fils aîné l’accompagnent, un tout jeune enfant qui dormira ses dernières nuits en Espagne et ses premières en France dans une valise en bois fabriquée par son père. Dans son maigre bagage, Tapia passe aussi un appareil de photo GRADE, et c’est sur les sinistres plages d’Argelès qu’il commence à fixer sur la pellicule la vie des exilés. Seule la maladie, soixante ans plus tard, interrompra cette vocation. Pendant des décennies II accumule négatifs et films d’événements, grands ou petits, publics ou domestiques. Parmi ses photos on retrouve les grands-pères d’aujourd’hui alors qu’ils avaient vingt ans et venaient d’abandonner leurs fusils ou encore le chœur de leurs petits-enfants, jeunes Français s’enflammant dans l’ambiance des fêtes espagnoles.
La photo restera pour Tapia depuis le début et pour toute sa vie une passion et non un métier. Après sa sortie du camp de Gurs, il travaille comme mécanicien chez Dewoitine, entreprise aéronautique installée à Toulouse, d’abord, puis dans son petit commerce de cycles de la rue de Languedoc, à Toulouse. Ses années d’activité la plus intense comme « reporter » coïncident évidemment avec l’explosion publique des organisations exilées dans Toulouse libérée, ville où il a définitivement fixé sa résidence. Syndicaliste de l’UGT (Unidn general de Trabajodores), militant du parti lzguierdo repubncono de Manuel Azafia, il parcourt réunions et meetings avec un matériel qu’il s’est lui-même fabriqué : tripode en aluminium, lampe à magnésium… C’est lui qui développe et fait les tirages de ses photos. Il se procure une caméra Moto Pathé avec laquelle il immortalise sur de courts métrages des documents historiques, des événements symboliques de l’exil, films qu’il offre généreusement à l’avidité d’information de la société démocratique espagnole, pellicules précieuses prêtées et qui ne seront jamais rendues ni retrouvées.
Avec ténacité, faisant preuve de réels talents de photographe professionnel, refusant de privilégier l’illustration de ceux qui partagent son engagement Idéologique, Tapie a ainsi accumulé des milliers de clichés, des dizaines de films ou de vidéos. Une Initiative personnelle, de pur amateur, qui l’amène à construire un fonds de documentation extraordinaire sur la longue vie de l’exil, surtout à Toulouse. Car Toulouse et sa région seront !a scène quasi exclusive de son objectif, et il ne s’en éloignera guère. En 1946, il se déplace à Paris pour un reportage sur les obsèques de Francisco Largo Caballero. Il visite plusieurs villes de France, accompagnant son voisin et ami, le socialiste Gabriel Pradal.
Du fait de la concentration très majoritaire de l’exil politique dans le Midi, en raison des conditions imposées par la Seconde Guerre mondiale, Toulouse est devenue la cité où s’expriment le mieux les réfugiés espagnols. En août 1944, partis et syndicats du camp républicain se sont réorganisés et se manifestent publiquement. Toulouse devient la capitale de l’Espagne républicaine. Ici entre 1944 et 1947, entre la Libération et le début de la Guerre froide, les Républicains vivent une espérance, une illusion : pour eux, la chute du franquisme ne peut être qu’une question de mois et le retour est prévu à court terme. Des milliers d’anarchosyndicalistes, de communistes, de socialistes, de républicains, de Basques et de Catalans, vivent une attente impatiente, de meeting en réunion publique, de réunion publique en congrès. Enrique Tapa qui les suit les photographie sans exclusive et va immortaliser cette attente dans ses clichés.
Après avoir été condamné à mort par contumace par la Justice franquiste, Il avait fini par être absous en 1957 des fausses accusations portées contre lui, ce qui lui avait permis de revenir en Espagne sur les lieux de sa Jeunesse. Après la mort du dictateur, son œuvre de photographe retient l’attention des forces syndicales et politiques qui se réorganisent. Après sa mort en 2001, des expositions et surtout un livre, L’œil de l’exil, publié en 2004 en français et en espagnol, ont fait reconnaître en lui de part et d’autre des Pyrénées, un témoin essentiel de l’exil républicain en France.
(courtoisie de l’Association Manuel Azaña)