Cheveux gominés sans ostentation, veste noire/t-shirt, l’homme à l’élégance toute new-yorkaise qui m’ouvre la porte est Hervé Bordier. Un activiste musical qui a roulé sa bosse de Rennes à Lille, de New-York à Toulouse, entre autres… Directeur Artistique à la Direction des Musiques de la Mairie de Toulouse et Grand timonier de Rio Loco mais aussi du Metronum, on a passé un excellent moment en l’écoutant évoquer son riche parcours.
Vous avez été tour à tour disquaire, éditeur, directeur artistique, programmateur et en charge de festivals et de salles de concerts. Vous avez ainsi exercé quasiment tous les métiers musicaux…
C’est par ma curiosité et le hasard des rencontres aussi. Comme Philippe Constantin que j’avais connu du temps de Marquis de Sade. Il avait signé Marquis de Sade mais aussi plus tard Étienne Daho. Vers 1987, quand je m’occupais des Transmusicales et de l’Ubu [NDA : célèbre club concert rennais], il m’a proposé de devenir directeur artistique chez Barclay. Il savait que je connaissais bien Orchestre Rouge, Stéphane Eicher et Noir Désir qui devenaient alors des artistes Barclay, et il a pensé à moi vu la relation de confiance que j’avais établie avec eux. Quatre ans plus tard, Alain Lévy (futur patron mondial d’Universal) m’a proposé d’être éditeur chez Polygram. Je n’avais jamais fait d’édition musicale et j’avais quinze minutes pour lui répondre. (rires) Il m’a rassuré en disant que je serais entouré. Et j’ai dit banco, parce que j’avais cette curiosité-là. Et ma vie est un peu faite comme ça. De rencontres et d’opportunités qui se présentaient à moi. Plus tard, j’ai eu le choix entre devenir le directeur du festival des Eurockéennes de Belfort ou prendre l’Aéronef à Lille. L’Aéronef est l’une des plus grosses SMAC de France (2000 places), dans une ville qui allait devenir capitale européenne. Ce qui m’anime depuis l’âge de douze-treize ans, c’est cette passion de découvrir. Enfant, je fouinais comme ça. Je suis devenu disquaire à seize ans…
À seize ans !
Oui, chez Hervé de Bélizal. Il travaillait chez Vidal, un magasin parisien à Saint-Germain des Près qui avait un lien privilégié et direct avec des musiciens de free jazz comme Don Cherry, Albert Ayler, Sun Ra, tout l’après-John Coltrane… Il a monté le magasin DISC 2000 à Rennes, et c’est comme ça que j’ai débuté. Il m’a fait connaître toute cette culture jazz et blues. Moi j’étais plus branché rock, avec toute la scène psyché anglaise (Pink Floyd, Syd Barrett, Soft Machine et Kevin Ayers)… J’ai rencontré Mike Olfield tout jeune, il devait avoir dix-sept ans, quand il jouait de la basse pour Kevin Ayers. Je les avais vus sur scène au Mans. Et j’avais discuté avec Mike Olfield qui m’avait ensuite envoyé une cassette où figurait la première version de «Tubular Bells». Peu après, il signa sur Virgin (ce fut la première signature du label), avec le succès que l’on sait. « Tubular Bells » fera la musique de L’Exorciste et ça le rendra très populaire aux États-Unis. J’étais aussi fan du Velvet Underground, et c’est ce qui, avec Syd Barrett, me liera avec Étienne (Daho) qui adorait ça. On aimait aussi Television et tout le rock new-yorkais. Donc pour finir sur ta question, ma vie c’est aussi une vie faite de rencontres artistiques, d’artistes et de métiers. La réussite du Metronum va, elle aussi, au-delà de la salle de concerts.
Comment expliquez-vous la créativité musicale de Rennes au tout début des années 80… Sans doute la ville la plus bouillonnante avec Bordeaux et Le Havre…
Rennes était une ville bourgeoise, moins industrielle et prolétaire que Le Havre. Donc on faisait jouer cette fibre intellectuelle, un peu Velvet et rock new-yorkais. Marquis de Sade, c’était cinq musiciens européens en costumes électriques. Puis ça a dérivé sur la pop avec Étienne Daho. On avait aussi la chance d’être plus près de l’Angleterre que les Bordelais ou les Toulousains. On prenait le ferry et on était à Londres assez vite. À l’époque, Londres ne coûtait rien, et on y passait trois jours. On a pris en pleine figure la scène punk 77, on a vu tous ces groupes comme les Sex Pistols. On était en avance en France en écoutant ça. Même la gauche culturelle écoutait plutôt Higelin, Lavilliers, Thiéfaine ensuite. Ils étaient plutôt chanson, et on nous reprocha ensuite avec les Transmusicales de privilégier des groupes qui chantaient en anglais. On a eu de la chance d’avoir de jeunes médias et journalistes qui étaient comme nous : Jean-Éric Perrin à Rock&Folk, Gérard Bar-David de Best, Thierry Haupais et Lydie Barbarian de Libération.
Vous étiez au concert de reformation de Marquis de Sade au Liberté à Rennes ?
Oui, Philippe Pascal m’avait invité, et on y est allé avec Étienne (Daho) et le photographe Richard Dumas. C’est parti d’une belle idée de Patrice Poch de faire illustrer graphiquement les chansons de Marquis de Sade par différents artistes (dont Poch lui-même). Et sais-tu qu’ils enregistrent un nouvel album à New-York en juin ? Avec Xavier « Tox » Geronimi à la guitare, un garçon issu de la scène de Saint-Brieuc qui a joué aussi avec Étienne et Bashung. Richard Lloyd de Television va jouer sur le disque aussi. On dirait quatre gamins ! J’attends de voir le titre. Après Dantzig Twist et Rue de Siam, je me demande bien ce qu’ils vont trouver ! (rires)
Vous n’avez jamais été musicien ?
Juste une fois. J’ai chanté du Bowie et du Pere Ubu avec le groupe Montage (qu’on avait formé avec des musiciens de Marc Seberg et Complot Bronswick).
Le point commun entre les Trans et Rio Loco, c’est cet éclectisme et ce côté sono mondiale qui copine avec le rock…
Totalement. Comme je te le disais, jeune, j’ai découvert le jazz et le blues grâce à Hervé de Bélizal. Quand Libé m’a consacré un papier en 1995 durant les Trans, ils avaient titré « Il a pris rock à perpète. » Ca m’a laissé perplexe. C’était trop réducteur. Les Transmusicales, c’était la diversité, pas que le rock. Quand je suis venu ici à Toulouse pour m’occuper du festival Rio Loco, c’était aussi pour cette diversité musicale. Et aussi de revenir à un festival plus humain, de plein air. Je n’aime pas le terme musiques actuelles…
Ça ne veut rien dire…
Exactement. Tu as un grand brassage qui touche à tout, de l’électronique aux musiques plus traditionnelles.
Et le Metronum ?
La Mairie de Toulouse m’a fait totalement confiance. Et c’était super de construire, avec les architectes, ce lieu de A à Z. Les gens que j’ai d’abord rencontrés ici voulaient, en fait, un deuxième Bikini. Et je me suis battu contre ça. Et je me suis dit plutôt : qu’est-ce qui manque ici?
Il manquait déjà une salle avec une jauge moyenne…
Évidemment. Et je me suis nourri des erreurs que j’avais pu vivre, à l’Ubu qui était un lieu de fortune (une ancienne crèche), avec des poteaux au milieu [NDA : tiens, on croirait le Bikini première époque, qui avait tout son charme malgré tout !]. Je suis fier d’avoir participé à la construction du Metronum.
L’acoustique est phénoménale. Combien de concerts programmez-vous tous les mois ?
Entre douze et quinze. Mais on s’appuie aussi sur l’excellent travail des associations qui nous proposent des concerts très divers : metal, pop indé, etc. On en programme un quart, le reste vient d’eux. Le metal, par exemple, comme le hip hop, est un peu le parent pauvre de la scène locale. Ils ont du mal à trouver un lieu. Notre jauge de 400-600 places est idéale pour les groupes qu’ils proposent. Après, bien sûr, je n’ai pas envie de devenir une salle dédiée au seul metal. Je veille à ce qu’il y ait un équilibre entre les différentes musiques. Je suis content qu’ils aient cette opportunité-là. À leur âge, ma génération n’avait rien. Péniblement une MJC quand ils acceptaient qu’il y ait du bruit ! Après, comme tout le monde est ravi du cadre, des bonnes conditions (dont l’acoustique que tu évoquais), on va bientôt arriver à la situation où, devant le nombre crescendo de demandes, on va devoir parfois dire non. On est à quinze concerts mensuels, on ne pourra pas passer à vingt ou trente. Ça coûterait trop cher en intermittences et en heures supplémentaires.
On a aussi l’impression que votre métier est, au-delà de programmer des musiciens reconnus, le plaisir de révéler et faire jouer d’autres qui ne le sont pas du tout…
C’est ce qui m’excite dans ce métier ! Les stars, ce n’est pas le rôle du Metronum, ni même de Rio Loco. Quand on regarde l’affiche de cette année sur « La Voix des femmes », on s’aperçoit que l’immense majorité de la programmation est de la découverte. Ce sont les Transmusicales des musiques du monde. Et à un tarif très accessible : 7 euros la soirée, 25 euros les quatre jours. Dans un écrin de verdure magnifique. C’est ça qui m’a plu quand j’ai pris ce projet. Ce cadre superbe, et comment réussir ce projet sans dénaturer le lieu.
Comment voyez-vous l’avenir de Toulouse, notamment culturellement ?
Toulouse a vocation à devenir une capitale du Sud. Mais il manque encore le TGV. Ça va tout débloquer. Aujourd’hui, il est plus facile d’aller de Toulouse à Barcelone, que de Toulouse à Paris. Toulouse a une capacité incroyable de développement. Dans les années futures, avec le TGV, Toulouse sera plus importante culturellement.
Vos derniers coups de cœur ?
J’aimerais beaucoup programmer Fontaines D.C. Ils ont annulé pour l’anniversaire du Metronum. J’espère que je les ferai passer bientôt. J’ai bien aimé Lune Apache lors de la carte blanche d’Étienne (Daho), très Syd Barrett. J’ai été bluffé aussi ce soir-là par Catastrophe. Ils ont fait un truc loufdingue. Ce sont de gros bosseurs aussi, et je me dis qu’ils vont trouver le truc qui va faire d’eux un gros groupe. Ils ont vraiment un truc, et ce côté performance très théâtral ! On a jamais trop eu ce genre de groupes ici en France.