Me voilà sur une ligne de crête, sans l’avoir choisi : au guichet du théâtre Garonne, une ouvreuse décide en effet de m’installer tout en haut des gradins. Plus précisément en haut des marches d’ailleurs toutes recouvertes par les quelques chanceux, comme moi, qui n’avaient pas de billet pour voir la pièce. De mon poste d’observation, j’ai une vue d’ensemble sur le public et la scène, et derrière moi deux portes battantes qui mènent au restaurant : d’un côté la fiction, le théâtre et de l’autre le réel, la vie.
Depuis le début de la saison, les représentations de Maguy Marin affichent complet. Une heure avant le début du spectacle, je me suis donc présenté à l’accueil dans l’espoir d’obtenir mon entrée, et j’ai inscrit mon nom à la suite d’une douzaine d’autres. Je comptais sur la douceur de ce début de soirée pour retenir quelques inconditionnels de la metteur en scène et chorégraphe. Mais non ! Personne ne voulait manquer cette chance offerte de se laisser bousculer par Maguy Marin. La douceur de vivre attendra. Parmi les confidences que se glissent les derniers spectateurs sans billet, je crois reconnaître les sonorités de mon nom : l’une des ouvreuses finit par m’appeler en écorchant mon patronyme. Je n’y croyais plus.
Quand je prends place, j’aperçois sur la scène des sortes de paravents en plexiglas qui divisent l’espace, le compartimentent en petites cabines individuelles ouvertes sur deux côtés, permettant de les traverser. Sur la gauche, dans l’un de ces espaces, une photocopieuse délimite d’un côté cet enchevêtrement de faux murs transparents. Les lumières s’estompent. Soudain, un fracas de mécanique s’abat comme un coup de tonnerre. Et à mesure qu’il se répète et se calque sur une lumière verte qui glisse transversalement, il se fait plus distinctif : je reconnais le bruit de la photocopieuse. Il devient le symbole du bruit du monde, de l’économie mondiale, de la productivité, du capitalisme tout entier. La machine ne cesse de tourner, de copier, de reproduire et ne se s’arrêtera qu’au dénouement de la pièce. Timidement, quelques personnes font leur apparition dans ce dédale de reflets. Leur volonté se délite dans le réseau. Ils semblent guidés par une sorte d’instinct vers leur cabine, et y prennent place dans le but de l’habiter. Pour les aider, des tables, des chaises, rien de plus.
Petit à petit, ce qui paraissait n’être qu’un lieu de travail bascule vers le confort d’un espace de vie plus privatif. Les personnages, en mouvement perpétuel, rappellent le cheminement phéromonal des insectes dans leur nid ; comme si nous étions en présence d’un échantillon de fourmilière. Sans cesse, ils partent de leur cabine pour disparaître dans les coulisses et en reviennent chargés d’objets d’abord indispensables à l’établissement d’une vie : de l’eau, de la lumière… Mais très vite le superflu prend la place de l’indispensable. D’autres objets disparates, sans lien les uns avec les autres, s’entassent le long des parois vitrées et trahissent un désir compulsif de possession. Très peu d’entre eux serviront à leur propriétaire. Loisir, sport, culture, travail, alimentation, tout se mélange sans ordre ni logique.
Ainsi, des jouets viennent côtoyer des affiches ou portraits symbolisant la contestation. Comme cette image de l’étudiant devant les chars de Tiananmen ou encore celle des athlètes noirs du Black Panther Party, levant un poing ganté sur le podium, lors des J.O. de 1968. Les révolutions se noient dans la mer du consumérisme. Le contre-pouvoir qu’elles illustrent devient inoffensif, désincarné, par le simple fait que les images qui en témoignent, copiées à l’infini, ne servent plus qu’à décorer les murs de chacun : la contestation que véhiculait le fait historique, n’est plus en mesure de provoquer un sursaut ou une quelconque réflexion chez l’individu qui l’affiche chez lui.
L’intime aussi se dissout dans cette communauté décadente : les individus se frôlent avec une telle proximité que la nudité elle-même passera quasiment inaperçue. Et leur manie d’entasser prenant du temps, ils mangent de manière compulsive : la gloutonnerie avec laquelle ils dévorent quelques aliments illustre parfaitement ce désir sans fin de consommer sans profiter. Quand les lumières se tamisent, simulant la nuit, les rêves prennent alors le relai de leur activité diurne, et perpétuent à l’infini le fantasme de tout posséder.
Le chaos approche lorsque l’un des individus ne parvient plus à retrouver son chemin tant les couloirs deviennent étroits : sa quête désespérée d’une issue le fait bugger, et sa marche convulsive et binaire fait tomber le portrait de Karl Marx adossé à une paroi vitrée contre laquelle il bute. Le socialiste, théoricien de la révolution, perd ses appuis au milieu de cette hideuse et innommable collection d’objets de consommation ; à moins qu’il n’ait décidé de se jeter dans le vide.
Puis l’une des femmes dépose un miroir au sol. Dans son reflet, une vérité, brutale et cinglante, traverse la ligne de crête qui sépare le public de la représentation : là, sur la scène, ces quelques personnages nous représentent ; ils jouent nos excès, notre propre déchéance. Dans le miroir, nos vies.
Cette accumulation, cette surconsommation va lentement réduire l’espace vital des personnages et provoquer leur perte par engorgement. À l’issue de la pièce, ils arrivent au faîte de leur temps, et cette satiété provoquera leur chute du haut de cet montagne d’objets qu’ils s’imaginent entasser et gravir jusqu’aux cieux.
Mais je pense, pour finir, à cette autre ligne de crête, celle de ceux qui luttent, contestent, et réfutent le système, à l’image de ces athlètes(1) des J.O. de 1968. Le podium représente le sommet duquel ils porteront la contestation contre les répressions et les injustices dont les afros-américains sont victimes. Et même si cet acte de résistance conduira à leur exclusion et mettra fin à leur carrière, le fragile et dangereux équilibre qu’ils ont maintenu du haut de ce podium a permis de déposer une pierre à l’édification d’une société plus juste. Il faut que quelques individus seulement, par leur courage, arrivent à se tenir droit sur les crêtes pour que l’équilibre entre tous soit maintenu.
(1) Bien qu’il ne lève pas le bras, l’australien Peter Norman n’en demeure pas moins actif. À l’issue de la course qui mènera les trois hommes sur le podium, il acceptera de rallier leur cause en arborant le badge de l’Olympic Project for Human Rights.
Ligne de crête était programmé au Théâtre Garonne du 22 au 24 mai 2019, en partenariat avec le ThéâtredelaCité et La Place de la Danse.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire