Les sons, puis des images d’un fleuve la nuit. Une pirogue s’engouffre dans l’obscurité : l’eau, les animaux, la végétation, rien ne se distingue réellement, tout se confond, mais la présence de chaque élément se ressent. Filmée en caméra subjective, la proue de l’embarcation se rapproche d’une lumière qui se discerne à peine pour accoster sur une île. Un contre-champ dévoile les trois passagers qui mettent pied à terre : une mère, Amparo (Marleyda Soto) et ses deux enfants, Nuria (María Paula Tabares Peña) et Fabio (Adolfo Savinvino), attendus et accueillis, lanterne à la main par sa tante (Doña Albina) : « Bonjour ma chérie. Bienvenue à la maison. Je n’arrive pas à croire que vous êtes en vie. »
Aux premières images de cette fiction tournées à la manière d’un documentaire, les mots bienveillants et chaleureux de la tante rappellent la rudesse du quotidien de sa famille : Amparo et ses enfants sont des « déplacés », ayant fui précipitamment le conflit armé colombien, qui a coûté la vie à son époux Adam (Enrique Díaz) et à sa fille, dont les corps n’ont pas encore été retrouvés. Par cette scène d’ouverture sans effets spéciaux visuels, la réalisatrice installe d’emblée une inquiétante étrangeté sur cette île, une volonté de faire cohabiter des choses qui au premier abord pourraient s’opposer, d’estomper les frontières, – de genres cinématographiques, géographiques et spirituelles -, de manière la plus naturelle et douce possible jusqu’à faire réapparaître ce père disparu.
Les mortels et les fantômes cohabitent sur cette île. Si ce descriptif et cette première scène peuvent rappeler L’Heure du loup d’Ingmar Bergman, les ressemblances scénaristiques s’arrêtent ici. Loin des films fantastiques où les esprits se matérialisent par désir de tourmenter les vivants, ou après des incantations implorantes, le second long-métrage de la réalisatrice brésilienne Beatriz Seigner se déroule entièrement sur la Isla de la Fantasia, et l’Amazone qui l’entoure, île qui existe vraiment, comme elle l’explique :
La Isla de la Fantasia est apparue il y a environ 20 ou 30 ans au milieu du fleuve Amazone. Elle se situe entre le Brésil, la Colombie et le Pérou. Chaque côté de l’île fait face à un pays différent. Elle est habitée par des immigrants qui viennent de tous les pays. Ils disent qu’elle n’appartient à aucun pays. Ils ont des réunions toutes les deux semaines pour s’organiser. Ils ont leur propre président.
C’est un lieu très cinématographique. Chaque année, l’île reste quatre mois sous l’eau et huit mois au-dessus de l’eau. Quand j’ai rencontré les habitants de l’île, j’ai trouvé tellement intéressantes leurs façons de voir la vie et de résister que j’ai réécrit tout le scénario pour qu’ils puissent jouer leurs propres rôles. [1]
Les habitants de l’île viennent de diverses tribus mais ils partagent une sensibilité particulière avec les cultures indigènes. La présence des fantômes est bien réelle pour eux. Ils s’entretiennent avec eux, leur posent des questions, leur demandent conseil, leur offrent des cadeaux. [2]
Des acteurs non-professionnels tout à fait convaincants donnent donc la réplique aux deux seuls professionnels, Enrique Díaz et Marleyda Soto, qui interprètent tout aussi magnifiquement les parents. Tout en étant rattrapée par son passé (recherche du corps de son mari et de sa fille pour être indemnisée, et vente de son ancien terrain colombien), Amparo doit s’occuper des démarches administratives comme chaque nouveau migrant (inscription à l’école de ses deux enfants, demande de statut de réfugiés, trouver un travail, …). Quant à Fabio, préadolescent de neuf ans, il joue, mais avec la mitraillette de son père. L’école ne l’attire pas, il veut travailler. Nuria reste elle silencieuse, mais accompagne sa mère dans toutes ses démarches. Se rajoutent les difficultés putatives de vivre sur cette île, avec la convoitise des entrepreneurs immobiliers.
L’âpreté de leur nouvelle vie est filmée sans pathos, inondée d’un soleil éclatant dans cette végétation sauvage. La modestie des simples cabanes en guise d’habitation tranche avec la vivacité de leurs couleurs, rappelant celles du village de Jericó, du documentaire de Catalina Mesa Jericó, le vol infini des jours. Si la résilience d’Amparo et les longs plans fixes concourent à une sérénité, le travail sur l’ambiance sonore autorise le fantastique à s’insinuer subrepticement.
On a tourné avec vingt-sept micros placés un peu partout sur l’île. On voulait enregistrer tous les éléments naturels mais aussi toutes les interférences de l’homme avec la nature, de façon à créer un sentiment de présence, de fantômes hors-champ. On a enregistré le vent qui arrivait dans les maisons à travers les ouvertures, les grenouilles, tous les éléments de la nature pour crée cette ambiance. [1]
L’eau, quant à elle, permet le lien entre ces univers opposés : la sérénité et la menace du quotidien (ils sont arrivés par le fleuve / les crues), le rapprochement des vivants et des morts (la cérémonie de deuil se fait sur les pirogues) ; elle montre aussi le courage d’Amparo (qui a fui par le fleuve, mais déclare à l’entretien d’embauche avoir peur de l’eau). L’Amazone qui fait apparaître cette île permet ou force des anciens membres des FARC, des anciens paramilitaires, des victimes de la guerre, des gens de différentes cultures et nationalités de vivre ensemble. À travers cette fable envoûtante et apaisante, Los Silencios interroge avec une délicatesse de toute beauté la transmission de valeurs, l’héritage familial, la résilience, et surtout le pardon. Le film est dédié « A tous ceux qui se sont battus avant nous, et à ceux qui se battront après ».
« Los Silencios » de Beatriz Seigner, actuellement en salles, a reçu en 2018 le prix Cinéma en Construction et le prix des Distributeurs et des Exploitants européens lors du Festival Cinélatino, et a été présenté à La Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes.
[1] Retranscription de « Rencontre(s) avec Beatriz Seigner – Los Silencios » de Cinémas de Recherche – GNCR.
[2] Dossier de presse.