Le cinéaste américain Anthony Mann fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse.
«Il y a beaucoup à apprendre ou à réapprendre chez Mann, sur les rapports entre le découpage et la morale, entre le cadre et sa signification, entre un paysage et le sentiment d’un personnage. Sur la manière de filmer avec clarté une action, de trouver le centre d’une séquence, de lui donner une épine dorsale grâce à la mise en scène», notent Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans « 50 ans de cinéma américain ».(1) La Cinémathèque de Toulouse nous donne l’occasion de le constater, le temps d’une rétrospective printanière de vingt films. Réalisateur de séries B dans les années quarante, Anthony Mann obtient son premier succès commercial avec « la Brigade du suicide » (1947). Il est alors remarqué pour ses films noirs «nerveux, avec un goût à la fois pour les relations psychologiques ambiguës ou complexes et aussi pour un traitement de l’image, de la composition du cadre et de l’éclairage», précise Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française. Il fait fréquemment équipe avec le grand chef opérateur John Alton, comme dans « Incident de frontière » (1949), où la caméra inscrit les décors naturels dans une véritable écriture dramaturgique, style que l’on retrouvera dans les westerns qu’il tournera ensuite.
La première période du cinéaste, «très sous-estimée en France, consiste essentiellement en thrillers nocturnes, tendus, obsessionnels, les meilleurs étant admirablement photographiés par John Alton, dont l’utilisation des ombres, des sources lumineuses, de la profondeur de champ (il n’éclaire souvent que le premier plan et un élément tout au fond de l’arrière-plan), de la lumière directionelle prend au pied de la lettre la notion de film noir. Alton pensait faire une photographie réaliste ; pourtant, la réalité est totalement interprétée, restructurée, recréée. La texture de l’image, le rythme des plans cristallisent une atmosphère paranoïaque, un sentiment de menace perpétuelle, une inquiétude viscérale, compressent ou dilatent le temps et l’espace».(1) Pour Jean-François Rauger, «les films noirs d’Anthony Mann sont tendus entre deux exigences a priori contradictoires, la fabrication d’un univers plastique et dynamique autonome à la limite de l’abstraction et au service d’une restitution brute d’un sentiment de la violence, une résurgence du romantisme gothique (« Strange Impersonation » en 1946 en est un exemple), une voie documentaire, non moins abstraite au bout du compte, dédiée à la recherche de la reproduction objective de mécanismes précis, en l’occurrence ceux de la loi».
Son sens de la tragédie s’épanouit ensuite dans le western: «Je crois que le western est le genre le plus populaire et il donne plus de libertés que les autres pour mettre en scène des passions et des actions violentes […] et puis, il libère tout ce que les personnages ont au fond d’eux-mêmes»(2), déclare Anthony Mann en 1968. En cinq ans seulement, il tourne avec James Stewart (photo) cinq westerns, considérés par Coursodon et Tavernier «comme ce que le genre a donné de plus parfait et de plus pur»(1): « Winchester ’73 » (1950), « Les Affameurs » (1952), « L’Appât » (1953), « Je suis un aventurier » (1954), « L’Homme de la plaine » (1955).
Pour Émile Breton, «les cinq films avec James Stewart sont donc au coeur de cette période où un homme sait comment se servir des studios pour faire passer ce qu’il a à dire à propos de l’être humain. Son propos acquiert ici une force particulière du fait que, si le héros du film n’est jamais bien évidemment le même, ne porte pas le même nom, il a pourtant le même visage, celui d’un acteur connu. Comme un archétype. Et le même parcours : c’est un homme au lourd passé de délinquance qui veut changer de vie. Vision christique qui va bien à la douloureuse raideur de Stewart, souvent mutilé dans sa chair (une main trouée au revolver dans l’Homme de la plaine, ce n’est pas rien, quand même). Mais vision aussi d’un passé mythique, pastoral, et ici intervient la beauté inviolée de paysages américains redécouverts par le western de ces années-là : mère nature opposée aux mesquineries de la “civilisation”.» (3)
Ces westerns s’inscrivent dans une écriture de style classique par leur respect des formes, leur art sobre et mesuré, leur référence à un âge idyllique, leur intérêt pour des caractères nobles et humains. «Classique, il l’est par la rigueur linéaire de ses intrigues, la clarté et la simplicité fonctionnelle de sa mise en scène, son refus du pittoresque, du baroque, de l’insolite. Ses personnages ne sont pas des héros légendaires : ni justiciers ni brigands bien aimés, ils ne songent qu’à faire leur travail. Au bout de l’aventure, qui les prend comme par surprise, il y a des rêves simples et quotidiens. Ils vivent comme des hommes, à égale et juste distance des héros traditionnels, qui n’existaient que par l’action, et de leurs remplaçants modernes, empêtrés dans des problèmes moraux, voire sentimentaux. Mann, homme d’extérieur, sait admirablement les placer et les diriger dans des paysages qui ne sont jamais simple toile de fond, mais participent à l’action, la topographie jouant un grand rôle dans ses films, et la mise en scène se plaisant à insister sur les rapports, tous pratiques, mais parfois aussi affectifs, entre l’homme et la nature. Un film de Mann progresse au rythme de la vie, lentement, avec des accélérations soudaines, explosions de violence rapides, concises et extrêmement efficaces»(1), constatent Coursodon et Tavernier.
Mais ce tableau classique est loin d’être idyllique : il est malmené par la complexité des individualités soumises à des vices et à des passions contradictoires. Comme le souligne Jean-François Rauger, «si l’on s’écarte de cette si peu productive classification en genres cinématographiques, on trouvera dans l’œuvre du réalisateur une constante dans la volonté de filmer une brutalité à la fois concrète et plastique. Bouches tordues, mains crispées, joue transpercée par un éperon, corps crucifié par la douleur, le gros plan sur la souffrance ou l’effort soumet le spectateur à une expérience intense. Tout s’y affirme et s’impose dans cette conscience retrouvée, créée, de la consistance de la matière et de sa capacité à résister à l’obsession monomaniaque des héros. La figure du triangle détermine obscurément les situations dramatiques. On peut l’observer depuis les premiers titres (la rivalité des deux femmes dans « Strange Impersonation », l’hésitation du personnage de Rosy entre le tueur incarné par John Ireland et le flic dans « Railroaded! » s’envisage dans « Marché de brutes » comme un ménage à trois entre l’évadé de prison, sa femme et son avocate amoureuse de lui). Cette figure s’intensifie et se développe dans les westerns (les trios James Stewart / Janet Leigh / Robert Ryan dans « l’Appât », James Stewart / Corinne Calvet / Ruth Roman dans « Je suis un aventurier », Victor Mature / Anne Bancroft / Robert Preston dans « la Charge des Tuniques bleues », pour ne citer que ceux-là). Sa dimension métaphorique (schématiquement, le choix entre le bien et le mal) s’écarte devant l’enjeu véritable qu’elle contient (mettre à nu l’impuissance du héros face à la complexité du monde et à l’impossibilité d’en démêler les fils par la seule action). Car c’est cela sans doute la véritable et splendide singularité du cinéma d’Anthony Mann, cette conception de l’action qui rompt peut-être avec une tradition qui n’allait pas tarder à être balayée. L’agir du héros y est déterminé par quelque chose qui lui échappe (ou qu’il fait mine d’ignorer), un rapport névrotique à l’argent ou au père comme dans « The Furies ». (…) Dominés par leur paranoïa et leur masochisme, les personnages des films d’Anthony Mann semblent ne jamais pouvoir accorder leurs actes et leur volonté».
Anthony Mann signe également en 1957 un excellent film de guerre, « Cote 465 », avant de se délocaliser en Europe au début des années soixante, où il tourne de gigantesques superproductions: « le Cid » en 1961, avec Charlton Heston, puis « la Chute de l’Empire romain » en 1964. Il meurt en 1967, sur le tournage de « Maldonne pour un espion ».
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) « 50 ans de cinéma américain », Nathan (1995)
(2) Positif
(3) L’Humanité (03/08/2005)
Cinémathèque de Toulouse
Cycle Anthony Mann
du 07 avril au 31 mai 2019