Grand interprète d’œuvres lyriques, le ténor toulousain Rubén Velázquez tisse aujourd’hui avec son association La Dame d’Aragon des liens culturels forts entre l’Occitanie et la province de Saragosse. Son histoire familiale, ses ascendances castillanes, nous tendent aussi le miroir d’une Espagne tourmentée, de ses mystères et de ses sortilèges.
La voix est suave, le timbre chaleureux. Attablé dans un café du Vieux Toulouse par une matinée froide et ensoleillée, Rubén Velázquez parle d’un ton posé, marque des silences comme pour mieux laisser vagabonder sa mémoire. Quelques semaines après la double représentation à la Halle aux grains de Hambre, Jota & Zarzuela, spectacle plastique et musical promu par son association La Dame d’Aragon, le ténor international, né dans la ville rose dans les années 50, semble reprendre le fil d’une longue discussion. L’histoire de sa famille (d’un côté des paysans sans terres du village de Navaluenga, dans les environs d’Ávila, et de l’autre les descendants de la noblesse d’épée d’une vieille lignée de Ségovie), son enfance et son adolescence passées en divers lieux de la rive gauche toulousaine, sa carrière de chanteur lyrique, de Barcelone à Milan en passant par Trieste, Madrid ou Venise : les grandes étapes, les faits indélébiles, mais aussi les détails et les anecdotes de sa vie et de son parcours passent tour à tour dans la voix et les mots du chanteur.
Des nombreux souvenirs qui remontent à sa mémoire, Rubén Velázquez évoque immédiatement des rues, des adresses, des numéros. Une façon de fixer sa géographie intime, sa topographie sentimentale, à la manière d’un Patrick Modiano… Naissance à Saint-Cyprien, au 76 rue Réclusane, dans ce quartier populaire peuplé d’exilés espagnols, de gitans, de familles pauvres qui vivent sans eau courante ni électricité dans des pièces souvent borgnes dont le sol n’est fait que de terre battue. « Je suis un enfant de Saint-Cyprien. Après la rue Réclusane, nous sommes allés vivre rue de Cugnaux, où j’ai passé l’essentiel de ma jeunesse, comme mon frère. Tous les jours ma mère partait travailler. Elle vendait notamment des beignets, des bonbons. D’abord de façon ambulante, avant d’ouvrir un stand aux halles de Saint-Cyprien. Quand j’étais petit, vers 4 ou 5 ans, je ne supportais pas que ma mère me laisse seul. Quand je n’étais pas à l’école, je l’accompagnais souvent au cours de ses tournées, dans les music-halls, les cafés, aux arènes du Soleil d’Or, tous les endroits où il y avait des animations» raconte Rubén Velázquez.
De bals en cabarets
Cantatrices, catcheurs, mimes, toreros, le tout jeune Rubén grandit dans un univers où se mêlent artistes et gens du spectacle. « Quand j’ai huit ou neuf ans, j’ai pris l’habitude d’aller tous les dimanches chez une sœur de ma mère qui avait la télévision. Nous regardions un programme de concerts classiques qui passait à 17 heures. Je pense que cela a été un éveil musical très important » poursuit-il. Les années passent. Rubén Velázquez fait la découverte des bals populaires. Aux halles de Saint-Cyprien, il donne parfois un coup de main aux membres d’un petit orchestre tenu par un caviste du marché. Le groupe se produit dans des messes, des apéros-concerts. Il faut transporter le matériel, le sortir, le ranger. Un beau jour, l’adolescent se voit proposer de monter sur scène pour pousser la chansonnette. Il accepte, se révèle doué, reproduit l’expérience dès que l’occasion se présente, écume les bals. La passion s’empare de lui. Le travail et la persévérance feront le reste.
Au début des années 70, il s’inscrit au Conservatoire. Un soir, une femme frappe à la porte de la maison familiale. C’est Caroline, sa tante paternelle, chanteuse émérite au Liban, qui a fui le pays du cèdre où s’abat la guerre civile. Durant tout le temps qu’elle passe à Toulouse, elle donne à son neveu des cours de chant, lui inculque le répertoire classique mais aussi celui du cabaret. En l’espace de quelques années, Rubén Velázquez se perfectionne au point de pouvoir se présenter à divers concours internationaux et de s’y distinguer. Vienne, Pampelune, Madrid, puis la consécration à La Scala de Milan, à Barcelone et à Venise, auprès de Jaime Francisco Puig et Aldo Danielli. A Trieste, il débute dans Mozart et Salieri, l’opéra de Rimski Korsakov, avant d’enchaîner les premiers rôles dans les œuvres de Beethoven, Verdi, Bizet, Offenbach…
L’Espagne, tableau tragique…
D’une telle carrière, accomplie pendant près de trente ans sur les plus grandes scènes du monde, ponctuée également d’œuvres personnelles telle Yedra, Hispanias miticas ou encore La Nuit obscure avec Vicente Pradal et Serge Guirao, Rubén Velázquez évoque des épisodes qu’il relate sans aucune vanité. « Quand on sait d’où je viens, quand on y pense… » confie-t-il soudain au gré de la conversation, avec le regard voilé de ceux qui n’oublient pas leurs racines, ni les sacrifices consentis par leurs aïeux. Car l’histoire de cet « enfant de Saint-Cyprien », celle de sa famille, convoque peu ou prou tous les éléments du tableau tragique de l’Espagne du siècle écoulé. Côté maternel, c’est « l’exil de la famine » qui pousse dans les années 1910 le grand-père de Rubén Velázquez, Antonio de Pinto, à quitter les environs d’Ávila, l’immensité écrasante de la Vieille Castille, sa sécheresse et son aridité, pour s’installer à Trèbes, dans l’Aude, afin de travailler dans les vignes comme manœuvre dans l’espoir de nourrir enfin femme et enfants.
Vingt ans plus tard, dans une famille noble des alentours de Ségovie qui ne cachait pas ses sympathies franquistes et phalangistes, deux frères âgés de 16 et 17 ans, fascinés par Marx et Engels, décident en 1936 de prendre les armes pour défendre la cause républicaine. Luis et Antonio Velázquez montent au front. Le jeune Luis y sera blessé et une jambe broyée le laissera en partie invalide. En 1939, lors de la « Retirada » dont on commémore en ce moment-même les 80 ans, il connaît parmi tant d’autres l’internement dans les camps d’Argelès-sur-Mer, au sud de Perpignan, et de Noé, en Haute-Garonne. A Noé justement, durant l’hiver 39/40, une jeune femme depuis longtemps déracinée de sa Castille natale vient en aide aux Républicains vaincus et humiliés. C’est ainsi que Juliette de Pinto et Luis Velázquez, les futurs parents de Rubén, se rencontrent. Parti rejoindre son frère Antonio dans le maquis auvergnat où tous deux serviront en 1944 parmi les guerilleros espagnols engagés dans les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), Luis Velázquez ne reviendra à Toulouse qu’une fois la guerre terminée. Antonio restera quant à lui à Clermont-Ferrand, où il entrera chez Michelin avant de s’envoler un jour pour l’Argentine.
La faim, l’exil, les conflits armées, la famille déchirée, la diaspora, les ruptures, les adieux, les tabous, les aveux : il y a sans aucun doute dans l’histoire de Rubén Velázquez tout ce qu’une trajectoire individuelle peut révéler d’un destin collectif. Celui de l’Espagne contemporaine, ses racines meurtries, sa dictature, mais aussi sa transition démocratique symbolisée par la « movida » des années 70 et 80, que d’aucuns disent inachevée… « L’Espagne est une douleur énorme, profonde, diffuse » écrivait José Ortega y Gasset. Rubén Velázquez, dans l’évocation discrète de sa mémoire et de ses souvenirs ensevelis, pourrait entièrement faire sienne cette si belle phrase du philosophe madrilène…
photos © Pierre Beteille / Culture 31