Née rebelle, avant et sur les esplanades agitées du Printemps de Jasmin, la Tunisienne libertaire habite désormais le monde, qu’elle envoûte de ses mélodies incandescentes mâtinées de hip-hop. Emel Mathlouthi se sort toute seule du rayon World music. Elle est de son temps, nécessairement d’avant-garde. Dans sa programmation souvent inspirée, la Salle Nougaro l’accueille mercredi 20 mars.
Les grands événements peuvent parfois révéler de grands talents, mais ils ne les fabriquent pas. Un vrai talent pré-existe, et tient son destin entre ses mains. Ainsi Emel Mathlouthi, un temps épinglée comme l’égérie de la dernière révolution tunisienne, pourra sceller cet honneur et chanter en arabe Kelmti horra (« Ma parole est libre ») lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la Paix à Oslo en décembre 2015 au Quartet du dialogue national qui avait œuvré à remettre le pays sur les rails de la démocratie. Pour autant, cela ne fera pas d’elle une Joan Baez tunisienne. Car, loin des étiquettes faciles, sa vraie nature, libertaire et féministe, est dans l’avant-garde universelle. Là est sa place : femme et artiste.
Est-ce que les chanteurs blancs américains ou européens sont ainsi définis ? Non, on va saluer leur audace musicale et artistique sans se soucier de leurs origines ! Je voudrais, de la même manière que l’on donne de la considération pour ma voix, que l’on ne me regarde pas, sous prétexte que je viens de Tunisie, sous le prisme de l’orientalisme, de l’exotisme ou de la militante engagée. Je déçois ces attentes. Je ne veux pas être forcée de représenter une communauté à laquelle je suis censée appartenir. Je veux garder mon indépendance, m’adresser à tous, me renouveler dans mes chansons pour procurer de nouvelles émotions. Sur scène, les émotions n’appartiennent à personne. C’est ma façon à moi de me sentir vivante.
Adolescente, elle découvre le rock et le grunge, puis tous les artistes phares des années ’70 aux années ’90. Mais son premier groupe sera Metal, avec sa voix de fille au centre, pas côté choristes. Elle tournera dans l’underground, se fera un nom via les réseaux sociaux. Et puis arrive la révolution tunisienne.
Alors oui, il y a eu ce premier album Kelmti horra, sorti en 2012, pour honorer ce combat et ses combattants. En 2013, Emel Mathlouthi participe à Téhéran au concert qui a brisé la censure en Iran où, depuis la révolution islamique de 1979, les femmes n’ont plus le droit de chanter seules, sans la présence d’hommes qui couvrent leurs voix. En mars 2017, le Metropolitan Museum de New York la sollicite pour un concert avec d’autres artistes étrangères dans le sillage du mouvement « La marche des femmes » – né pour les droits des femmes et des minorités et contre la politique migratoire de Donald Trump.
Voilà pour la posture, la rage parfois, l’engagement, jamais en défaut.
Voilà pour la femme, indissociable de l’artiste qui, elle non plus, n’est pas que contestataire.
Son deuxième projet, Enssen (« Humain ») (2017), plus marqué electro-pop, marquera cette identité créatrice en soi, avide d’explorer des territoires de création encore neufs. L’album, principalement chanté en arabe, déploie une inventivité hybride qui transcende les évocations de son héritage traditionnel tunisien et glisse vers un hip-hop incandescent, bien loin des ambiances glaciales du genre.
Enfin sur ces nappes de matières en fusion se pose le miracle de la voix d’Emel, puissante et fragile, martiale et porteuse de textes sensibles, qui disent la peur et les contradictions humaines. Guidée par la musicalité de la langue, Emel Mathlouthi choisit, de l’arabe, du français ou de l’anglais, ce qui portera le mieux le sens du texte ; elle chantera d’un souffle ou d’un cri, incantation orientale ou scansion rugueuse, composant avec les strates de la musique une tension diablement efficace.
Son nouveau show annonce un très prochain nouvel album, tiré par le tout nouveau single « Footsteps »