Petit frère du prix Goncourt historique, le prix Goncourt des lycéens a été créé en 1988 à l’initiative de la Fnac et du ministère de l’Éducation nationale. Chaque mois de novembre depuis trente ans, près de 2000 lycéens constituent le jury qui désigne le lauréat parmi les quinze ouvrages sélectionnés. Sur les 52 classes retenues cette année, quelques-unes étaient issues de lycées professionnels dont la Terminale Gestion-Administration 1 du lycée des métiers Roland-Garros de Toulouse.
Que l’on demande aux élèves d’un lycée professionnel de lire quinze romans en deux mois peut sembler un objectif difficile pour ces jeunes qu’on imagine très éloignés de la lecture. Et pourtant… Abandonnons un instant clichés et préjugés et laissons la parole aux initiateurs et aux participants de cette expérience aussi passionnante qu’inattendue.
À l’origine du projet, un proviseur ambitieux pour son établissement et ses élèves : entretien avec Sébastien Julé.
Comment décririez-vous votre établissement et sa population ?
C’est un établissement polymorphe d’environ 550 élèves dont les effectifs ont augmenté de 20% au cours des quatre dernières années. Il accueille en majorité des jeunes issus de milieux plutôt socialement défavorisés. Cela étant, il est singulier par sa mixité. Bien que s’agissant d’un lycée professionnel initialement industriel, il compte parmi ses élèves presque un tiers de jeunes filles. Il est également singulier par son contexte puisqu’il y a pratiquement deux établissements en un. D’abord, une filière industrielle assez porteuse par ses débouchés avec des bacs professionnels peu représentés au niveau académique. Elle nous amène des jeunes venant parfois d’assez loin, des territoires ruraux, dont beaucoup de garçons issus de milieux socialement défavorisés mais aussi des classes moyennes. Le tertiaire constitue la seconde filière avec un bac professionnel qui accueille 190 jeunes sur l’ensemble du parcours, aux deux tiers des filles, venant de l’immédiate proximité toulousaine et de milieux socialement beaucoup plus défavorisés dont 66% d’élèves boursiers.
Qui vous a proposé le projet « Goncourt des lycéens » et comment l’avez-vous accueilli ?
Le Goncourt des lycéens est un projet national qui fait participer différentes classes de lycées dont quelques classes de lycées professionnels. Il a lieu en parallèle du « grand » Goncourt, la sélection retenant les quinze mêmes romans. L’inspecteur d’Académie, qui connaît bien notre établissement, m’a contacté pour me dire qu’il y avait quelque chose à tenter. En premier lieu grâce à l’engagement du professeur coordonnant le projet, qui est reconnu par son inspecteur, et en raison du contexte du lycée. Il y a un enjeu d’ouverture culturelle consistant à proposer un projet ambitieux à des élèves en capacité de le réaliser alors même qu’ils ne s’en croient pas capables. C’est pour ça que j’ai saisi la balle au bond. Ce projet avait du sens par rapport à ce que je souhaite faire en termes de politique éducative dans ce lycée, en cohérence avec notre projet d’établissement.
Après avoir accepté qu’une de vos classes se risque dans cette aventure, à quoi cela engageait votre établissement et vous-même en tant que proviseur ?
Il y a des aspects financiers qui ne sont pas neutres pour le lycée. Une partie des déplacements, entre autres à Marseille où se sont rendus le professeur coordonnateur et l’élève désignée comme représentante de la classe pour le vote régional, est à notre charge et va être prise sur la tranche du budget consacrée à l’action culturelle. D’autre part, le déplacement de la classe pour l’action menée à Rennes au niveau national est largement pris en charge par l’association Bruit de Lire qui coordonne le Goncourt des lycéens pour le ministère de l’Éducation Nationale. Il y a donc bien un coût pour l’établissement mais quand je vois l’effet bénéfique de cet engagement sur le comportement des élèves, leur investissement dans ce projet, ça en vaut largement la peine.
Justement, quels changements avez-vous remarqués à votre niveau chez les élèves ?
Sur la classe en elle-même, puisqu’une seule est concernée et que ça la rend un peu à part dans le lycée, il est remarquable de voir combien ces jeunes se révèlent à eux-mêmes des capacités à lire beaucoup et intensément, à se concentrer, s’organiser, analyser, partager, critiquer… Autant de choses qu’ils ne s’imaginaient certainement pas capables de faire. Tout ça crée une forte dynamique de classe, avec des élèves fédérés autour d’un professeur qui sait entretenir cette émulation. Il en résulte un effet très positif sur l’ambiance de groupe et la prise de conscience que chacun est capable de réaliser des choses difficiles voire très difficiles. Le pari était loin d’être gagné au départ.
On n’envisage probablement pas les choses de la même manière selon qu’on propose un tel projet à une classe littéraire de l’enseignement général ou à une classe de bac professionnel.
Certes, les élèves de lycée professionnel ont des acquis culturels de base moindres et, a priori, une moindre appétence à la lecture que ceux de l’enseignement général. Je peux vous dire qu’il s’agit bien d’un a priori et que les élèves concernés l’ont dépassé et ont su se libérer de leurs propres freins. Je suis persuadé que, pour la suite de leur année scolaire et afin qu’ils s’autorisent à se projeter vers l’enseignement supérieur, cette expérience va être un accélérateur de leur confiance en eux-mêmes qui se traduira dans leurs orientations post-bac. En menant ce projet, outre l’aspect formation, insertion, employabilité qui est un enjeu en bac professionnel, on arrive aussi à développer l’envie d’aller vers le supérieur et la conviction de pouvoir s’y projeter. C’est une des missions que l’institution nous confie. Nous en sommes convaincus collectivement et c’est un axe essentiel de notre projet d’établissement. Il s’agit d’avoir une certaine exigence et de l’ambition. Le Goncourt des lycéens en demande, de même qu’un gros travail. Nous montrons ainsi que nous pouvons être exigeants envers un public pour lequel on a trop tendance à croire qu’on ne peut pas l’être. Il est clair que ça donne à ces élèves une image d’eux-mêmes bien plus valorisante.
Est-ce que n’a pas joué aussi pour eux le fait que vous leur ayez fait confiance, proviseur et professeurs, en leur proposant cette expérience à laquelle ils ne pensaient pas être un jour confrontés et en leur montrant que vous les croyiez capables de réussir ?
Je suis entièrement d’accord avec cette vision-là et j’ai la chance de diriger un établissement qui peut compter sur des professeurs plutôt expérimentés ayant la certitude que leurs élèves ont des potentiels inexploités et que c’est parfois l’inadaptation au système éducatif qui les amène sur des voies plus subies que choisies. Notre rôle est d’être des révélateurs et de corriger le regard que les élèves posent sur eux-mêmes.
Voilà qui m’amène à ma dernière question : pour le lycée Roland-Garros lui-même et pour son image, qu’espérez-vous de cette aventure « Goncourt des lycéens » ?
Je compte beaucoup sur la couverture médiatique de l’événement et je ne vous cache pas que ce projet ambitieux a un effet sur la visibilité et l’image du lycée. C’est valorisant pour les élèves mais ça l’est aussi bien sûr pour l’établissement. En interne, ça apporte également une réflexion sur l’ambition, la stimulation de l’envie à se confronter à certaines pratiques en s’imposant une forme d’exigence. Il faut savoir que les prescripteurs d’orientation à l’issue de la classe de troisième, ce sont les élèves eux-mêmes, les parents d’élèves, les professeurs et les conseillers d’orientation. Cependant les parents d’élèves, dans les milieux sociaux plus favorisés, ont un rôle plus important que ceux des milieux moins favorisés. Si le directeur d’établissement que je suis veut avoir une certaine mixité sociale parmi ses élèves, paramètre favorable à la progression de tous, il faut aussi que nous puissions donner des envies et même des garanties à des jeunes venant de milieux sociaux plus favorisés. Nous avons un bon outil de formation qui mérite d’être mis en avant et cet engagement dans le Goncourt des lycéens y participe. C’est un bel exemple de notre ambition et de ce que le service public peut mettre à disposition des élèves dans la métropole toulousaine et même plus largement en Haute-Garonne.
Un professeur de français très engagé dans sa mission et auprès de ses élèves : Chloé Cazenabe-Marois, coordonnatrice du projet « Goncourt des lycéens ».
Comment et par qui vous a été proposé le projet de faire participer votre classe au Goncourt des lycéens ?
Mon chef d’établissement me l’a proposé et m’a laissé toute latitude pour choisir la classe qui participerait. Sur le nombre dont j’ai la charge en tant que professeur de français, j’ai retenu la Terminale Gestion-Administration 1 pour être la « classe Goncourt des lycéens » du lycée Roland-Garros. Son niveau est assez hétérogène avec, entre autres, des élèves non francophones. Les projets qu’on leur avait proposés depuis leur classe de seconde (où j’étais déjà leur professeur) ne les avaient pas trop fédérés ni amené à se surpasser jusqu’alors. Il était essentiel pour moi de mener ce projet avec des élèves que je connaissais de longue date, d’un niveau modeste mais volontaires. J’étais sûre qu’ils participeraient au projet avec plaisir et qu’ils iraient au bout. J’avais confiance en eux et je savais qu’ils pouvaient le faire même s’ils n’en avaient pas conscience au départ.
Comment ont-ils réagi lorsque vous leur avez proposé ce projet ?
Ils ont tout de suite été partants d’autant plus que moi-même, leur professeur, je ne connaissais pas les romans retenus dans la liste du Goncourt des lycéens. Nous allions tous découvrir les œuvres en même temps et je n’étais plus, à leurs yeux, dans une position de supériorité, celle du « sachant » qui n’échange pas avec ses élèves d’égal à égal. Nous pouvions ainsi discuter de livres que je n’avais pas encore lus contrairement à eux… Il faut dire aussi que le fait ne pas lire des livres du XIXe siècle ou des classiques de la littérature française, mais plutôt des romans récemment parus, leur a immédiatement donné envie de s’investir.
Ont-ils eu alors, si ce n’est l’impression de vous apprendre des choses, celle de vous en faire découvrir ?
Oui, bien sûr. Ils m’ont fait part de réactions, d’impressions concernant des livres que je n’avais pas encore lus et ils pouvaient se dire : « Ah, nous aussi on peut apprendre des choses à la prof ! ».
Y avait-il déjà parmi les élèves de cette classe quelques lecteurs assez assidus ?
Quelques-uns mais peu tout de même. Certains avaient des livres chez eux, dans la famille, mais ne les lisaient pas forcément. Cela dit, il est vrai que les quelques élèves déjà lecteurs ont joué un rôle important pour entraîner les autres dans la lecture des romans qu’on leur proposait.
À quoi s’engageaient les élèves une fois qu’ils ont accepté de participer au projet ? Leur avez-vous donné une feuille de route avec un ordre précis dans lequel lire les quinze livres sélectionnés ?
Non. Quand la liste des romans sélectionnés est parue le 7 septembre, nous avons travaillé d’abord sur les horizons d’attente, les premières de couverture, les résumés qui avaient été faits et qu’on trouvait chez les éditeurs. Nous avons donc effectué un travail de groupes, par deux ou trois, et ils ont travaillé sur chaque roman. Ensuite, nous les avons projetés au tableau et ils ont décidé individuellement de commencer par tel ou tel livre. Je leur ai donc laissé une certaine liberté, la seule contrainte que nous ayons rencontrée étant que nous n’avons pas eu tous les livres au début. Ça a pu frustrer des élèves même si, globalement, ils ont pu choisir les œuvres qu’ils avaient envie de lire. Il y a 24 élèves dans cette classe mais avec des niveaux différents. Ce qui m’importait, c’est de leur donner l’occasion de dépasser leurs capacités de lecteurs et, en moyenne, ils ont lu entre cinq et huit livres sur les quinze de la sélection, plusieurs élèves en ayant lu la totalité. C’est très bien en deux mois, je trouve.
Question un peu provocatrice… Comment pouviez-vous être sûre qu’ils lisaient bien les livres ?
Tout simplement parce que nous procédions à des retours de leurs lectures. S’il y avait des choses, des tournures, des mots qu’ils ne comprenaient pas, je revenais sur des notions purement littéraires qui leur permettaient d’accéder au sens des livres, sur la focalisation, le roman, etc. Ça leur permettait de surmonter des obstacles tels que le trop-plein de personnages, l’incompréhension de la temporalité de l’histoire et autres difficultés de lecture. Ça ne faisait pas toujours sauter leurs blocages mais ça l’a permis dans beaucoup de cas. Nous avons aussi varié les postures de lecture en faisant des sorties, en allant à la bibliothèque, en lisant au bord de la Garonne, dans la cour du lycée, au CDI… De nombreuses lectures ont été faites à haute voix, notamment pour les non-francophones . Il y avait donc des points réguliers pour lesquels j’ai utilisé toutes les heures de cours. Pendant deux mois, les élèves ont été immergés en permanence dans cette expérience, en classe et en dehors. Nous leur avons fait sentir d’entrée de jeu, équipe enseignante et direction, qu’avec ce projet important et très valorisant pour eux ils allaient devenir les stars du lycée. C’est d’ailleurs un peu ce qui s’est passé.
Est-ce que vous avez le sentiment que ce travail, ces lectures, ont fait partie intégrante de la vie de certains de vos élèves pendant ces deux mois ?
Ah oui, tout à fait ! Par exemple la déléguée de classe a lu les quinze livres et elle m’a dit qu’elle consacrait à leur lecture au moins une heure par jour. Inutile de vous dire que ça change radicalement les habitudes d’une élève comme celle-ci.
Quelle a été la procédure en ce qui concerne le vote pour le Goncourt des lycéens ?
Enora, une des élèves, a été choisie pour représenter la classe et aller à Marseille où a eu lieu la délibération « régionale », celle qui concerne les classes du sud de la France. Parmi les élèves présents, deux seulement ont été sélectionnés pour représenter la région sud lors de la délibération nationale qui s ‘est passée à Rennes le 15 novembre.
J’ai posé la même question au proviseur du lycée, qu’avez-vous constaté comme changements dans le comportement de vos élèves depuis le lancement de ce projet ?
Ils se sont énormément investis et surpassés. Pour la résistance au travail, à la difficulté, je suis certaine qu’ils vont y gagner et moi aussi par la même occasion. En ne consacrant les cours qu’à ce projet lors de ces deux mois, je n’ai pas pu travailler sur les attendus du programme du bac. Néanmoins ces romans vont rester des supports, tous pouvant entrer dans un des objectifs de l’année. Je n’ai aucun doute sur le fait que cette expérience va leur apporter à la fois une capacité de travail accrue et de nouveaux acquis qui leur serviront beaucoup par la suite, autant en termes d’organisation que de compréhension. Nous avons certes pris du retard dans le programme mais pour vite regagner le temps perdu et même aller plus loin.
Est-ce que des parents d’élèves vous ont aussi fait part des changements qu’ils ont constatés chez leurs enfants dans leur comportement à la maison et en famille ?
Oui, plusieurs d’entre eux. Sans aller jusqu’à dire qu’ils ne les reconnaissaient plus, des parents m’ont dit que ce travail avait eu des effets très positifs sur leur fille ou leur fils. Notamment en ce qui concerne leur utilisation d’internet et le temps passé sur les réseaux sociaux, certains élèves ayant tout arrêté pour se consacrer uniquement à la lecture.
Est-ce que ça a changé aussi des choses dans les comportements de vos élèves entre eux ?
C’est un des nombreux effets bénéfiques de ce projet. Par exemple, pour parler des bons côtés du Net et des réseaux sociaux, ils ont créé un groupe WhatsApp sur lequel une des élèves, alors qu’elle venait juste de terminer à trois heures du matin Le Malheur du bas d’Inès Bayard, a posté un message pour partager ses impressions. Ce sont des réactions spontanées, enthousiastes à la suite de leurs lectures que j’ai constatées à plusieurs reprises. Quand ils ont aimé, été touchés, il faut que ça sorte et qu’ils le partagent immédiatement avec leurs camarades. Ça a créé beaucoup d’émulation entre eux et les a rapprochés. C’était déjà une classe agréable avant qu’elle participe à ce projet et elle l’est devenue encore plus depuis. J’avoue que ça a changé le rapport que j’avais avec ces élèves à ma grande satisfaction et pour mon plus grand plaisir.
Peut-on déjà dire que ça a aussi eu un effet sur leurs résultats scolaires ?
Je ne peux pas l’affirmer encore mais j’ai récompensé par de très bonnes notes leur investissement indiscutable et leur énorme travail de lecture. Concernant les autres matières au programme de leur bac, de même que mes collègues, je n’ai pas encore le recul qui me permet de donner un avis sur les bienfaits « collatéraux » de ce projet. Cela dit, lors des réunions de préparation du Goncourt des lycéens auxquelles j’ai participé en juin avec les organisateurs, plusieurs d’entre eux m’ont dit que cette expérience amenait souvent des mentions au bac pour de nombreux élèves. Ils y acquièrent de nouvelles méthodes de travail, une volonté, un enrichissement de leur vocabulaire, une curiosité et un désir d’apprendre et de comprendre forcément bénéfiques pour la suite de leurs études. Le bienfait essentiel pour eux, c’est de les rendre bien plus curieux qu’ils ne l’étaient et de leur ouvrir un monde auquel ils n’avaient pas accès ou ne pensaient pas pouvoir accéder auparavant.
Il restait à savoir comment les premiers intéressés avaient vécu cette aventure peu commune. Rencontre avec Audrey, Dyenabou, Inès, Marlyne et Can, cinq des élèves de la Terminale Gestion-Administration 1, classe « Goncourt des lycéens » du lycée Roland-Garros.
Comment avez-vous reçu cette proposition de participer au Goncourt des lycéens 2018 et donc de lire les quinze romans de la sélection ? Comme une chance ou comme une corvée ?
On l’a pris tout de suite comme une chance ! (réaction unanime…)
Quand avez-vous commencé la lecture des livres sélectionnés ?
Dès la rentrée de septembre après la parution de la liste des sélectionnés, on a reçu des romans le 8 et la FNAC a envoyé ensuite toutes les œuvres dans les deux semaines qui ont suivi.
Et ça vous a paru raisonnable de lire quinze romans en deux mois ?
Euh…non, pas vraiment au départ. C’était un challenge mais on a réussi à le relever même si beaucoup d’entre nous ont galéré pour y arriver. Il a fallu qu’on se motive et on n’a pas tous lu les quinze livres pour être francs.
Avant qu’on vous propose ce projet, quel était votre rapport à la lecture et aux livres ?
La plupart, on ne lisait pas ou peu. Il y en a qui lisaient des chroniques de journaux ou de revues, mais certains dans la classe sont arrivés il n’y a pas longtemps en France et ne maîtrisent pas complètement le français : ça reste encore difficile de lire en français pour eux. Ce projet, ça a été une super occasion de progresser, de découvrir et d’assimiler des mots en lisant beaucoup de livres en peu de temps. En majorité, on n’avait jamais lu un roman entier, sauf en classe, à la demande de la prof… un peu forcés.
Question plus personnelle, est-ce qu’on lit dans vos familles ?
Non, pas beaucoup. Même si quelques-uns viennent de familles où l’on trouve des livres, avec des frères ou des sœurs qui aiment lire. En général, on commençait des livres mais on ne les terminait jamais. En participant au Goncourt des lycéens, on est allés au bout de nos lectures.
Alors comment expliquez-vous que vous ayez pu faire un tel effort en si peu de temps, vous qui n’aviez pas le goût de la lecture auparavant ? Qu’est-ce qui a changé ?
Il y avait un défi et on s’est dit qu’on allait tous le relever en même temps, travailler ensemble. C’est ça qui nous a motivés, se dire qu’on ne serait pas seul à faire ce travail et qu’on allait lire ces livres en collectif puis en parler entre nous.
Et ça a changé votre regard sur la littérature et les livres ?
On le voit tous différemment mais il y a des livres qui d’abord ont l’air impressionnants par leur épaisseur et le nombre de pages qui sont finalement faciles à lire et d’autres moins épais mais qui sont difficiles par l’écriture, le style de l’auteur. Ce qui nous fait aimer un livre et nous donne envie de le lire jusqu’au bout, c’est d’être touché. On ne pensait pas ressentir de telles émotions par le simple fait de lire.
Est-ce que maintenant, après avoir participé au Goncourt des lycéens et lu tous ces romans, vous allez continuer à lire régulièrement, à vous intéresser aux livres qui paraissent et à demander des conseils de lecture ?
Pour quelques-uns d’entre nous, c’est sûr, pour d’autres ça ne changera rien. Parce que lire, dans la durée, c’est parfois trop difficile pour certains. Il y en a par contre qui vont continuer, même s’ils ne liront peut-être pas autant que pendant ces deux mois.
Qu’est-ce qui est difficile pour vous dans le fait de lire avec assiduité des livres ?
Ça demande de rester concentré, de rechercher le sens de mots que souvent on ne connaît pas. Et puis pour nous, c’est un travail, un effort, ça vient en plus des devoirs et de ce qu’on doit faire dans le cadre de notre scolarité.
Comment ça s’est passé en classe pendant ces deux mois ? Vous faisiez des points réguliers pour parler ensemble de vos lectures ?
Même en dehors de la classe, on échangeait entre nous. On en parlait dans la cour ou on s’appelait pour partager nos impressions. Il y avait aussi un cahier sur lequel chaque élève indiquait les livres qu’il avait lus ou s’il avait abandonné la lecture. Et on avait tous un carnet de lecture sur lequel on pouvait écrire nos commentaires, livre par livre. On avait aussi créé un groupe WhatsApp pour échanger sur nos impressions, ce qu’on avait aimé, pas aimé, etc. Des fois on lisait dans la cour, à haute voix, et il y avait des élèves d’autres classes qui venaient écouter. Au début, comme nous avant, ils ne voulaient pas en entendre parler voire ils se moquaient de nous. Puis, après, on leur a expliqué ce qu’on lisait, on leur a raconté les histoires et ils ont commencé à s’intéresser, à nous demander où on en était dans nos lectures. Les autres professeurs du lycée aussi, ils venaient nous interroger sur les livres qu’on lisait et sur ce qu’on avait ressenti.
Est-ce que le fait d’avoir pu lire tous ces romans et d’avoir mené à bien le projet que l’on vous a proposé a changé votre regard sur vous-mêmes ?
Oui, carrément. C’est vrai pour beaucoup d’entre nous, même s’il y en a qui vous diront que non. Pour eux, c’est une contrainte imposée par la prof, ils s’y sont pliés mais ça n’a pas changé leur rapport à la lecture en dehors du lycée. Pour les autres, on a découvert qu’on était capables de faire plein de choses, de grandes choses, et ça, on n’en avait pas conscience jusque-là.
Et est-ce que ça a changé le regard que l’on pose sur vous dans vos familles ? Vos parents, vos frères et sœurs se sont-ils intéressés à ce que vous lisiez ? Ont-ils eu envie d’aller y voir eux-mêmes ?
(Audrey) Moi j’ai tout fait pour les intéresser à ce que je lisais. Je leur ai montré les livres, je leur ai parlé des histoires, des personnages, leur ai conseillé de feuilleter quelques pages. J’ai terminé des livres en seulement trois jours, j’en étais incapable avant ! Là quand j’entrais dans un livre, je ne pouvais plus le lâcher. Mes parents étaient très contents de me voir me passionner comme ça. Même ma mère qui ne parle pas bien français, elle s’intéressait à ce que je lisais et ça m’a fait énormément plaisir.
Y a-t-il des romans qui ont retenu votre attention plus que d’autres parmi vos lectures et pourquoi ?
Oui, bien sûr. Surtout ceux qui parlent de sujets de société, de notre société actuelle. Celui qui raconte le viol d’une femme alors que c’est un sujet difficile dont on parle peu. Là, on voit que ça peut arriver à n’importe qui, y compris à une femme qui a une vie normale, dans un milieu où l’on pense être à l’abri de ça. Et la vie de cette femme bascule après son viol. Dans la manière dont c’est raconté, on arrive à s’identifier parce que c’est un roman contemporain qui nous parle. Un des romans sélectionnés a beaucoup intéressé Can parce qu’il est d’origine turque et qu’il y est question d’histoire et notamment de l’Empire ottoman. Une autre camarade s’est passionnée pour un roman qui évoque les tirailleurs sénégalais lors d’un épisode historique, ce qui la touche personnellement.
C’est ce que vous recherchez avant tout, à vous identifier à l’histoire ou aux personnages parce qu’ils vous touchent personnellement ou pour des raisons liées à l’histoire de votre famille ? Vous avez besoin de ça pour accrocher à un livre ?
Oui, on accroche quand on y retrouve des choses qui nous sont arrivées ou des histoires qui sont proches de la nôtre. Ça peut être aussi parce que l’écriture, le style de l’auteur ressemblent à notre façon de parler. L’écriture de l’auteur, c’est super important pour nous parce que ça va nous permettre d’entrer dans l’histoire ou sinon être une barrière. Il y a un roman pour lequel on a eu du mal à entrer dans le texte parce que le style de l’auteur compliquait tout.
Vous avez rencontré quelques-uns des écrivains dont les romans ont été sélectionnés pour le Goncourt. Est-ce que lorsque vous lisez un livre et qu’il vous plaît, vous touche, vous vous dites que vous aimeriez bien rencontrer son auteur ?
Oui, toujours. Et ça a été formidable de pouvoir discuter avec des auteurs. On était intimidés mais heureux à l’idée d’échanger avec eux. Ce qui était important lors de ces rencontres, c’est la proximité avec les écrivains et qu’ils soient accessibles alors qu’on ne les voyait pas comme ça. On ne pensait pas qu’ils étaient abordables et qu’on allait pouvoir discuter avec des gens qui parlent comme nous finalement.
Avez-vous conscience qu’on vous a fait confiance en vous proposant de participer à quelque chose d’aussi prestigieux que le Goncourt des lycéens et que c’est très valorisant pour vous ?
Maintenant, oui. D’autant plus que notre professeur nous a encouragés dès le début en nous disant qu’on en était capables et parce qu’elle nous félicitait régulièrement pendant les cours. Pourtant on est dans un lycée professionnel et on sait qu’un projet comme ça ne semblait pas fait pour une classe comme la nôtre. On n’est pas censés lire et juger des romans sélectionnés pour le Goncourt dans un lycée professionnel… On a prouvé qu’on était aussi capables que les autres de lire quinze romans en deux mois et d’en retirer quelque chose. Le fait que notre professeur ait cru en nous et nous ait autant encouragés, ça a beaucoup contribué à ce qu’on y parvienne.
Et vous partagiez entre vous et n’hésitiez pas à en parler, même en dehors des cours, avec des élèves appartenant à d’autres classes. Est-ce que certains se sont mis à lire des romans dont vous leur aviez parlé ?
En tout cas il y en a qui lisaient le résumé, la quatrième de couverture, les premières pages et qui nous demandaient de leur expliquer la suite de l’histoire. Peut-être que certains ont emprunté les livres ensuite pour les lire parce que tous les romans sélectionnés ont été mis à disposition au CDI du lycée. Sauf les livres que les auteurs nous ont dédicacés personnellement et qu’on va garder pour nous.
NDLR : Le 15 novembre, le prix Goncourt des lycéens a été décerné à David Diop pour son roman Frère d’âme paru aux éditions du Seuil. Un des chouchous de la TGA 1…