La ville rose rend un grand hommage à la chorégraphe toulousaine Maguy Marin jusqu’au mois de mai, à travers quatre spectacles, des rencontres et un film. Entretien avec une enfant du pays.
Elle a la révolte et l’engagement chevillés au corps. Depuis près de 40 ans, Maguy Marin ne cesse d’interroger notre rapport au monde et à l’humanité en composant des pièces politiques et poétiques, manifestes contre toute forme d’injustice. Figure incontournable de la danse contemporaine, elle évoque avec nous cet engagement ; critique de la société de consommation et du capitalisme dans Ligne de crête, sa nouvelle création présentée au Théâtre Garonne, et retour sur son œuvre phare May B qui, 37 ans après, fait encore écho à la société d’aujourd’hui. Une œuvre militante à (re)découvrir à l’occasion de ce Portrait / Paysage qui lui est consacré à Toulouse. Une ville où Maguy Marin n’est pas parvenue à s’épanouir en tant qu’artiste mais à laquelle elle reste très attachée.
Ce grand portrait qui vous est consacré tout au long de la saison débute par May B. C’est votre premier succès majeur qui date de 1981. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette pièce ? Est-ce qu’elle résonne encore en vous ?
Bien sûr. On ne continuerait pas à la jouer s’il n’y avait pas une résonance chaque fois qu’on la travaille. C’est ce qui est étonnant. Ce travail est à chaque fois redécouvert par les interprètes, comme s’il fallait toujours remettre l’ouvrage. Encore aujourd’hui on en est au point où on ne veut pas partager les richesses. La question est fondamentale et l’exemple n’est pas donné par les politiques. En tous cas les politiques qui sont mises en place favorisent l’individualisme plutôt que la question de l’intérêt général. Et c’est terrible à dire mais cela ne s’arrête jamais. Des gens ont perdu la vie pour que les choses aillent mieux, pour qu’elles soient plus humaines, plus fraternelles et solidaires, mais malgré tout, nous retombons toujours dans ce travers d’égoïsme et d’individualisme.
Le film qui sera projeté à la Cinémathèque au mois de mars, L’Urgence d’Agir, parle de l’histoire de May B. C’est une histoire de transmission ?
Il y a beaucoup de danseurs qui l’ont jouée, peut-être 80, de générations différentes. Quelques uns, qui ne l’ont pas créée mais qui l’ont dansée très vite en 1982, continuent à la jouer aujourd’hui. Il y a des personnes qui la dansent depuis 35 ans et d’autres depuis un an ou deux, de jeunes gens qui ont 26 ou 27 ans. Le mélange des générations est passionnant. C’est un échange incroyable.
Dans Ligne de crête, votre nouvelle création, à quelle problématique avez-vous décidé de vous attaquer cette fois ?
C’est la même problématique que j’aborde sous différents angles. Dans May B, la question de la condition humaine et des relations entre les êtres humains, ce que Beckett a développé dans Fin de Partie notamment, où il y a toujours un bourreau et une victime. On est toujours le bourreau ou la victime de quelqu’un. Dans les dernières pièces, je parle de quelque chose de beaucoup plus social ; un système qui nous mène à une espèce de folie de destruction des uns et des autres, de la planète, des animaux, des êtres humains. Un système néo-libéral qui nous broie pour des questions de profits. Les deux dernières pièces (Deux Mille Dix Sept et Ligne de crête) sont sans doute beaucoup plus directement liées à cet état de fait.
A partir de quelle matière avez-vous travaillé ?
J’ai lu pas mal d’économistes ces dernières années, notamment Frédéric Lordon qui fait le lien entre les questions économiques, philosophiques et le marxisme. J’ai étudié ces choses là dans ma petite chambre. Je ramène ces lectures aux danseurs quand je commence à travailler avec eux. Je ne sais pas s’ils les ont tous lues… Ça c’est une autre histoire ! Mais je leur passe les lectures que je fais, on en parle, on fait tout un travail de table au départ de la création. Ensuite on passe sur le plateau avec des propositions à partir de lectures, de vidéos, de films…
Est-ce que votre façon de travailler avec les danseurs a évolué avec le temps ?
Depuis une quinzaine d’années non. C’est à peu près toujours la même façon de travailler. J’accumule, seule. Je m’informe, je lis les journaux… Puis émerge quelque chose qui me met en colère, qui donne une sorte de rage ou bien qui éclaire. Ce n’est pas forcément sombre ! Je ne suis pas que dans la revendication, la revanche. Je trouve que les gens sont très beaux, le monde aussi et cela parfois me submerge et j’ai envie de faire des choses avec ça. Parfois ce sont des révoltes sur l’injustice qui me motivent à bouger. C’est ce terreau là qui nous donne des bases de travail.
Vos créations peuvent être déconcertantes pour le public, bousculer les spectateurs. Dans Ligne de crête par exemple, un son répétitif retentit du début à la fin du spectacle sans jamais s’arrêter. Quel effet attendez-vous de ce type de mise en scène ?
Que les choses changent. Bien sûr, une pièce dans un théâtre ne peut pas changer les choses comme ça, mais ça participe d’une révolte, d’un ras le bol. Je ne sais pas si les gens seront dérangés par ce qui se passe sur le plateau mais j’espère qu’ils sont dérangés par ce qui se passe tous les jours, partout dans le monde et même dans leur ville, dans leur quartier et au boulot. J’espère que la pièce les dérangera dans le même sens. Il faut rendre la réalité insupportable puisqu’elle l’est. Aujourd’hui, nous devons dire et redire jusqu’à plus soif ce qui broie les gens.
Que faire alors contre ce système ?
Il faut essayer de créer des petits feux, des contre-systèmes et que tous ces petits ruisseaux se mettent ensemble pour que quelque chose arrive : un soulèvement. Ce n’est pas vrai que les gens peuvent subir sans rien dire. Un jour les choses deviendront violentes, ça c’est clair.
Vous diriez que vous êtes désespérée ou que vous avez de l’espoir ?
Je ne suis pas désespérée. Si je l’étais je serais dans mon lit en train d’attendre que la catastrophe arrive. Non, je ne suis pas désespérée, je suis pessimiste. Ce n’est pas pareil (rires). Je me sers toujours de cette phrase de Walter Benjamin qui dit : « Il faut organiser le pessimisme ». Ce n’est pas la peine de nier les faits et de dire : « Tout va bien ». Non, rien ne va bien. Ce qui est en train de se passer est terrible : les guerres, les gens dans la rue, les vieux dont on se fout, l’hôpital qui n’a plus les moyens de s’occuper des gens… Bref, il y a beaucoup de raisons de se battre contre ce système et je pense qu’il vaut mieux se demander : comment faire pour proposer quelque chose qui puisse nous faire avancer dans le sens de la fraternité ?
Vos parents, réfugiés espagnols, se sont installés à Toulouse. Vous y êtes née et c’est ici que vous avez découvert et étudié la danse, au conservatoire. Quelle relation entretenez-vous avec Toulouse ?
Toulouse, c’est compliqué. C’est une ville à laquelle je suis attachée mais je suis partie assez jeune à la fin des années soixante, quand j’avais seize ans, parce que j’ai senti que je ne pourrais pas m’y développer, ni comme danseuse, ni comme interprète. Je n’y suis plus revenue jusqu’en 2012, quand j’ai eu à nouveau un élan. J’avais fait beaucoup de choses à Lyon et j’avais vraiment envie de m’implanter ici, d’insuffler quelque chose … Mais ça n’a pas marché [NDLR : Maguy Marin a installé sa compagnie à Toulouse pendant trois ans avant de renoncer, faute d’avoir trouvé un lieu de travail pérenne]. Toulouse est une grande ville. Malheureusement il y a peu de choses autour de la danse.
Vous venez quand même souvent ?
J’ai encore toute ma famille ici donc je viens régulièrement et puis j’aime la ville en elle-même. J’aime beaucoup Saint-Cyprien par exemple. Quand j’étais plus jeune je n’y allais pas trop car j’habitais Rangueil. J’aime aussi les Minimes, le quartier où j’ai vécu quand j’étais très très petite. J’aime les petites maisons, les briques et les ruelles. Je suis un peu comme Nougaro, j’ai cet attachement à la ville. Et puis l’Espagne « qui pousse un peu sa corne », comme il dit.
Propos recueillis par Léa Guichou
Portrait / Paysage – Maguy Marin
– May B, du 29 novembre au 1er décembre 2018
– Partage de danses, du 13 au 15 mars 2019
– Ha ! Ha !, les 13 et 14 avril 2019
– Ligne de crête (création 2018), du 22 au 24 mai 2019
Tout le programme est à retrouver sur les sites du Théâtre de la Cité et du Théâtre Garonne.
Le théâtre Garonne, La Place de la Danse, Le Ballet du Capitole, l’Usine, La Cinémathèque de Toulouse, l’Université Toulouse Jean Jaurès et le Théâtre de la Cité participent au Portrait/Paysage de Maguy Marin.
Crédits photos : Hervé Deroo / Christian Ganet