« Les yeux fermés, je la sens me glisser entre les doigts. C’est un jeu entre nous. Je m’allonge jusqu’au dernier frémissement. Tôt ou tard, je vais devoir remonter à la surface, pour partager ma respiration avec elle, dans le creux de sa vague. » (extrait de l’ouverture du spectacle « 100 mètres papillon »).
Elle est invisible, mais tellement présente. « Je voulais personnifier l’eau dans le spectacle. J’ai passé des heures à caresser, à appuyer, à glisser avec l’eau. Ma vraie relation d’amour, c’était avec l’eau. » (Maxime Taffanel).
Dans sa toute récente création 100 mètres Papillon, jouée au théâtre Sorano dans le cadre de la programmation Supernova, Maxime Taffanel a mis en mots et donné corps à une expérience sensible, celle de la nage, et à l’un des contextes dans lequel elle peut se pratiquer : l’entraînement de natation et la compétition. Seul en scène, Maxime Taffanel joue tour à tour les rôles de nageur et d’entraîneur. A travers le personnage du jeune Larie, on rentre dans une pratique et les sensations qu’elle procure.
Au commencement : l’eau. Un frisson. Une attraction. Une « robe de bulles ».
Dirigé par la metteur en scène par Nelly Pulicani, Maxime Taffanel, debout, les pieds sur terre, parvient à dire et montrer l’apesanteur, l’attraction pour ce milieu, la manière dont il enveloppe le corps, fait siens ses contours, en épouse le rythme, la consistance, la manière aussi dont le corps en retour se défait de la pesanteur terrestre, devient léger, souple et puissant.
Approche du mur, retournement, toucher du mur, poussée, coulée, reprise de nage… Tous les gestes techniques de l’entraînement sont là, suggérés, transmis au corps du spectateur, devenus organiques par ce croisement des langages que permet le théâtre : l’approche du mur est un geste, mais aussi un rythme : une croche… et le retournement un soupir, le toucher du mur une croche, la coulée une blanche pointée avec ses ondulations qui sont des croches, et la reprise de nage une noire. « Quand on dit le mot, le geste et la sonorité de ce geste, ça devient quelque chose d’artistique et ça n’est pas réservé qu’aux nageurs. » (Maxime Taffanel).
La sensation de glisse prend corps devant nous, par une polyphonie des gestes, des silences, des respirations, du souffle qui affleure la surface. Nager c’est rentrer dans un rythme, une série de mouvements, un jeu d’équilibre, d’alignement du corps … Presque une danse. Une danse scandée par le chronomètre, dans une symphonie des souffles coupés savamment suggérée par la Danse du cavalier qui rend sensible la perception de l’entraîneur, sa concentration sur les gestes des nageurs qu’il orchestre, scrute, rectifie. On est à bout, pris dans le monde du coach-maître du souffle et de la cadence, pris par cette musique des corps qui atteignent une limite.
Au milieu de cette robe de bulles, la performance affleure, peu à peu devient pressente, oppressante même pour le jeune nageur qui, d’entraînements en compétitions, en vient à perdre le gout de l’eau, ce lien charnel originel. L’ambiguïté des émotions et sentiments se dévoile : la douceur de l’eau quand le corps s’y glisse de toute sa chaleur et sa puissance, son agressivité quand il est froid, ses mouvements raides, ses appuis violents … la joie d’un moment de grâce, quand le corps est fluide, les appuis légers et la victoire une surprise qui donne envie de s’entraîner plus encore… et puis la colère, et l’abandon, quand le corps ne suit plus la cadence, ne dépasse plus les seuils de performance … Alors une chorégraphie ultime, sur fond de musique électro, dit la souffrance et ce qu’elle déchaine comme vertige, vibration, petite mort mais puissance de vie, de recréation.
« À un moment donné, il faut voir l’humilité de la mort ». A travers le personnage de Larie, c’est sa vie passée de nageur que Maxime Taffanel a porté sur scène, et des bassins au théâtre les frontières sont poreuses : « Plus je joue le spectacle, plus je me rends compte que la natation m’a apporté une manière de glisser et un relâchement corporel sur le plateau qui est très agréable pour moi. Quand je dois faire des gestes, c’est un début d’appui. Il y a la rigueur sportive aussi : quand j’apprends un texte, je suis là pour aller chercher ce que me demande le metteur en scène. On en est à 69 représentations. Et le spectacle n’est jamais acquis, il y a tous les jours des reprises, des rectifications, comme dans la natation. »
Attraction pour l’eau, nage, entraînement, course, compétition : Maxime Taffanel et la metteur en scène Nelly Pucalini nous livrent ici une expérience esthétique au sens grec du terme : l’aistesis, la sensation, la faculté de sentir.