« Guerre », somptueuse pièce de la compagnie Samuel Mathieu, mêlant danse et sangles, est à l’affiche du festival Neuf Neuf.
En 2015, Samuel Mathieu faisait opérer un virage à son univers chorégraphique, l’amenant vers un croisement avec la discipline circassienne et plus précisément celle des sangles. C’était avec « C’est tout »* un duo hors sol tendu et sublime sur un récit d’amour et de mort de Marguerite Duras, interprété par la danseuse Fabienne Donnio et le sangleur Jonas Leclere. Aujourd’hui, la pièce « Guerre » pose au plateau les différentes quêtes du chorégraphe toulousain : une plasticité très forte dont le peintre et performeur Yves Klein est ici la source inspiratrice, la question politique du pouvoir amorcée avec « Les Identités remarquables » et un engagement physique total porté par trois danseurs et trois spécialistes des sangles. Rencontre du vertical et de l’horizontal, de l’aérien et du tellurique, du vol et de la chute, de la ligne et de la couleur, d’après un scénario de Yves Klein : « Guerre » fait bouger les lignes de la danse.
Yves Klein et son fameux bleu : Samuel Mathieu les avait déjà abordés plusieurs années auparavant, avec un spectacle jeune public « La Dynamique des émotions ». Avec « Guerre », l’artiste aux chemises et aux yeux bleus pousse plus loin l’exploration. Le spectacle, en effet, s’appuie sur un scénario inachevé de Yves Klein de 1954 dont les personnages principaux sont la ligne et la couleur dans un asservissement de la seconde par la première, du moins jusqu’à l’avènement de l’art moderne. Dans ce vaste projet multimédia, Klein y conceptualisait la mise en scène en mêlant cinéma, musique et ballet. La pièce de Samuel Mathieu, tout en reprenant le propos esthétique, se lit aussi comme une réflexion philosophique car cette guerre dont il est question renvoie autant aux lois qui régissent les relations humaines qu’à l’affrontement entre deux disciplines déclarées incompatibles : la danse et le cirque. Samuel Mathieu parvient à entrecroiser intelligemment et élégamment écritures chorégraphique et sangliste pour évoquer la difficulté mais aussi la possibilité d’être ensemble. Il en ressort un spectacle puissant aux différents niveaux de lectures, car si les références à l’œuvre de Klein y sont nombreuses, la pièce apparait surtout comme une allégorie de la condition humaine.
Le dispositif scénique conçu par le chorégraphe et danseur est somptueux. Toutes les surfaces ne sont que réflexions et projections. Un sol laqué comme une eau miroitante fait se dédoubler les figures des six interprètes. Deux « cyclos » latéraux et en fond de scène accueillent, grâce à une savante création lumière, des effets de projections : silhouettes des artistes découpées tels des pochoirs, ombres portées des sangles métamorphosées, sous l’effet des éclairages, en de multiples traits dont la palette varie de la froideur du bleu à la chaleur du jaune. Au-delà du travail sur le script, « Guerre » met en jeu les fondamentaux de l’œuvre avant-gardiste de Klein : son célèbre photomontage « Saut dans le vide » ici démultiplié par le jeu des corps balancés au dessus du sol, ses empreintes, ses architectures de l’air, ses « anthropométries », ses « monochromes », ses différentes périodes : bleu, rose, or… Matière, texture et aplats à la gamme chromatique de bleus, sont traversés en toutes parts par des corps accrochés aux sangles. Lancés à toute volée, ils dessinent des lignes dans l’espace tandis qu’au sol, d’autres corps, chutent, roulent, courent furieusement, transformant le plateau en une fresque vivante composée d’images fulgurantes. Si Yves Klein, que l’on nommait « peintre de l’espace », a cherché tout au long de sa trop brève existence, à « représenter » sa peinture, à travers la création d’une œuvre totale, Samuel Mathieu, en introduisant la notion de volume spatial dans la danse, réussit à faire un spectacle en trois dimensions.
Quant à la musique – autre élément clé du projet de Klein – elle a été imaginée par Maxime Denuc, comme en soutien à la physicalité de corps tendus par l’effort et fragilisés par le risque de collision de ce chassé-croisé des sangles, soumis à une cadence implacable. Sa partition composée de longues plages d’orgue inspirée de la « symphonie monoton-silence » créée par Yves Klein en 1949, est rythmée par des vagues de pulsations, qui tout en contribuant à un effet hypnotique, n’en est pas moins organique.
Avec ses différentes dimensions plastique et physique, sensorielle et spirituelle, « Guerre » concilie le spectacle populaire et la danse contemporaine, sans céder à l’exigence et à la beauté. Le bleu va décidément très bien à Samuel Mathieu.
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio
* La pièce est programmée samedi 17 novembre, à 18h30 à La Grainerie dans le cadre du festival Neuf Neuf
« Guerre » dimanche 18 novembre, 17h, à La Grainerie (61, rue St-Jean, Balma)
Cie Samuel Mathieu • Le Neuf-Neuf
du 9 au 18 novembre 2018
Toulouse • Balma • Cugnaux • Muret • Rieux-Volvestre • Peyssies