L’orgue n’est pas un instrument en vue, aujourd’hui. Il est méconnu. Il est tout au plus un meuble désuet que l’on trouve dans les sombres églises, si on lève le regard trop haut. Depuis deux décennies, la ville de Toulouse accueille un festival qui lui est consacré. Un souffle suffisamment fort pour le dépoussiérer ?
Des étudiants se pressent, mardi 2 octobre au soir, devant le couvent des Jacobins. Les tickets sont gratuits pour eux, la soirée leur est réservée. Il n’y a pas de chaises et de bancs vides. Sur le côté des mobiliers du couvent, des chaises estampillées « Mairie de Toulouse » ont été disposées. Une certaine curiosité est perceptible dans ce public essentiellement constitué de profanes de l’orgue. Pendent du plafond les éléments colorés d’une installation du Printemps de Septembre. Sur scène, plusieurs rangées du tuyeaux, de formes, tailles et matières différentes, reposent. Elles forment l’orgue du voyage, un instrument transportable imaginé par Jean-Baptiste Monnot. Fabre Guin, organistre du trio Le Rapt Invisible, lunettes, cheveux grisonnants, pull noir à col roulé, le présente en ces termes : « lorsque l’on joue de l’orgue, on agit sur la naissance et sur la mort du son« . Seul sur scène, il interprète des morceaux de Jean-Sébastien Bach et Charles-Marie Widor, notamment. Dans les rangs de spectateurs, certains font parfois descendre leur pouce le long d’un bandeau numérique, le téléphone portable et vagabond. L’oreille n’est pas éduquée, le son lui semble brouillon, présenté en bouillie. Les morceaux se succèdent et les tympans apprennent. Une attention grandissante se fait sentir dans l’assemblée d’étudiants, impressionnée par l’ampleur du son, voisine des sirènes de paquebots.
Sur scène, deux hommes le rejoignent, également habillés de noir. Ils forment ensemble le Rapt invisible. L’orgue portatif trouve comme compagnon des machines électroniques, dont un ordinateur. Un des trois artistes est chanteur, de tradition grégorienne, et habille cette création d’un ton grave, guttural. Le jeu des projecteurs, jetant diverses lumières sur scène, peint le cloître en Gizeh. Statiques, les trois musiciens courtisent des spectateurs, statiques et étonnés.
Le lendemain, direction la cathédrale Saint-Etienne, pour assister à l’ouverture officielle du festival. La scène est entourée, de tous côtés, par des rangées de spectateurs, tournées les unes vers les autres. Au loin, un orgue monumental surplombe tout ce monde. Il ressemble à la proue d’un navire. En-dessous, sur la scène, six hommes costumés, vêtus de noir, entrent et accompagnent une femme, Aïcha Redouane, portant une longue robe et un voile se partageant entre le bleu et le violet. Les traditions grégorienne, byzantine, séfarade et soufie sont représentées par ces sept musiciens, auxquels s’associe l’organiste, dissimulé par son instrument.
L’ensemble qu’ils forment manque de complicité et de dynamisme, en cette fin de journée. L’heure et demie initialement prévue est amplement dépassée : le concert dure finalement quarante-cinq minutes de plus. Les spectateurs réagissent différemment à cela : certains scrutent la scène avec attention, d’autres se promènent du regard dans la cathédrale. Quelques personnes quittent le lieu, auxquelles répondent des soufflements. Face à ces sentiments d’incompréhension et d’étonnement devant certaines prouesses vocales, le musicien libanais Habib Yammine frappe un rythme, qui devient une espèce de phare.
Une semaine plus tard, le soir du mercredi 10 octobre, le musée des Augustins accueille une soirée autour de créations du compositeur Moondog. En début de soirée, sur les coups de 19 heures, dans une grande salle, partiellement éclairée, scrutés par des dizaines et dizaines de spectateurs curieux, Amaury Cornut dresse à grands traits le parcours de l’étonnant musicien. Cheveux bruns en pagaille, barbe et moustache fournies, vêtu d’un long manteau brun, le jeune homme, la voix nue, exprime l’amour qu’il ressent pour Louis Thomas Hardin , le « roi du paradoxe » et pour son « oeuvre touffue. » Quelque chose de l’ordre de la réincarnation se fait ressentir : le conférencier se fond dans l’esprit de l’artiste.
Une heure ample passe. De très nombreux spectateurs, dreadlocks, bérets et cheveux gris, sont installés sur les bancs du musée et les chaises municipales. Un orgue monstrueux, comme tendant les bras vers l’avant, fait face à ce public diversifié. La musique jouée est complexe, le premier percussionniste ne se montre pas, des jeux de lumières violettes et turquoises amplifie l’étrangeté de ce qu’il se passe. Le grand instrument est bruyant, les bruits de ses pédales impressionnent. Dans un premier temps, il faut s’accrocher pour comprendre et entendre. Progressivement, les oreilles s’ouvrent et les percussions s’affirment. Le concert se termine sur le plaisir familier de Bird’s lament.
Dimanche, dernier jour du festival, la fin d’après-midi est recouverte par un ciel menaçant. La cathédrale Saint-Etienne ouvre, une fois encore, ses portes, à des centaines de spectateurs. Sur différentes assises, des enfants, des jeunes gens, des retraités, en nombre. Pendant plus d’une heure, les morceaux de compositeurs américains sont joués : Leonard Bernstein, Charles Ives, Aaron Copland. Le jeune organiste canadien John Paul Farahat alterne entre des passages anarchiques, remplis de sons partant partout, de longues notes graves et monstrueuses et des accords claires et plus lumineux. Ces morceaux sont entrecoupés de changements sur la scène, l’arrivée d’un choeur de quarante chanteurs, une quinte de toux, l’entrée d’une harpiste et de percussionistes, un téléphone portable moqueur. Ce concert de clôture montre la variété de registres dans lesquels peut s’aventurer l’instrument-vedette.
Applaudissements. Les spectateurs partent. Le ciel manque de leur tomber sur la figure, à grands coups de cordes. La 23E édition du festival est close. Sourire aux lèvres, des découvertes plein les poches, les profanes bohémiens se sont encanaillés du monstre des intruments. Espérons que Toulouse les Orgues puisse continuer de s’ouvrir à des spectateurs toujours moins experts et plus différents.
Valentin Chomienne