Marie Duplessis, devenue Marguerite Gautier pour Dumas, Camille pour Greta Garbo et Violetta Valery dans l’opéra, incarne bien dans l’esprit de Verdi, la pécheresse sanctifiée par un sacrifice sublime, cette femme à l’âme plus noble que n’importe quelle comtesse milanaise, plus pieuse que la plus bigote des paroissiennes de Busseto.
« De la voix, certes, mais du cœur avant toute chose. » C’est donc pour huit représentations, à partir du 26 septembre que le Théâtre du Capitole renoue avec cet opéra-phare du compositeur italien Giuseppe Verdi, avec deux distributions pour les rôles principaux. La nouvelle coproduction avec l’Opéra national de Bordeaux est dirigée par le chef George Petrou, nouveau venu au Théâtre. Il dirige les musiciens de l’Orchestre national du Capitole ainsi que les Chœurs du Capitole. La mise en scène est confiée à Patrice Rambert. C’est, curieusement sa première mise en scène lyrique alors que l’artiste a monté des spectacles de scène pendant des dizaines d’années. Pour une Traviata, débarrassée de ses fanfreluches louis-philippardes et autres falbalas viscontiens ou zéfirelliens, mais bien notre contemporaine, il s’est entouré de deux complices, Antoine Fontaine aux décors et Frank Sorbier aux costumes, un couturier hors-pair, sans oublier Hervé Gary aux lumières.
Profitons-en pour citer les propos récents de Christophe Ghristi concernant ses propres exigences en matière de mise en scène : « Tout metteur en scène doit bâtir un projet intelligible. Je ne veux fermer la porte à personne dans le public, aussi suis-je très attentif à la lisibilité des projets scéniques : une mise en scène est là pour éclairer un ouvrage, non pour le compliquer ou le rendre arbitraire. Ainsi, Pierre Rambert, directeur artistique du Lido à Paris pendant vingt ans, avec la collaboration du décorateur Antoine Fontaine, un merveilleux artisan, et du couturier Frank Sorbier, signera une vraie grande Traviata romantique, émouvante et belle à voir. Celle que je rêve d evoir depuis tant d’années. »
La Traviata, c’est LE rôle pour soprano dramatique, obligatoirement chanteuse ET actrice, et suivant les commentaires, chanteuse d’abord et actrice en suivant et pour d’autres le contraire, ce qui, vous l’avez deviné, a pu entraîner des conversations sans fin, inépuisables, et vaines. Deux Violetta à l’affiche, Anita Hartig et Polina Pasztircsák pour incarner cette héroïne forte, unique, indépendante et libre. Le compositeur créé un personnage regroupant maints superlatifs, à la fois démesuré, inhumain, grandiose et absurde, tragique et sublime. Il l’érige au niveau d’une Norma de Bellini. Et pourtant, Violetta n’est jamais qu’une femme dite légère, pour parler sobre, entretenue par mille et un amants, passant sa vie à faire la fête, malgré la maladie qui la ronge, tout en proclamant qu’elle ignore l’amour.
Pour que les contours soient plus marqués encore, le compositeur fait le vide, si l’on peut dire, autour d’elle. L’amour va décocher sa flèche au détour du regard d’un certain Alfredo, fils d’une riche famille bourgeoise qui n’a qu’une chose à faire, s’adonner aux plaisirs que sa condition lui procure, mi-fleur bleue, mi-enfant gâté. Pour traduire toutes les affres de ce malheureux, un peu fantoche, deux ténors se succèdent, Airam Hernandez et Kévin Amiel. Il n’empêche que, Violetta résiste au début puis s’abandonne à la passion la plus intense et la plus partagée, son amoureux semblant avoir manifesté le désir d’aller au-delà des contraintes de son milieu.
Mais cette idylle est alors brisée par le père du jeune homme, monsieur Giorgio Germont, un père sans âme ni corps, simple robot programmé pour obéir aux lois d’une Eglise impitoyable alors car, ayant à marier sa fille, l’événement ne peut avoir lieu avec dans la famille, un fils qui vit avec une, disons, “fille de mauvaise vie“. Le père ne peut accepter que cette relation fasse le malheur de sa fille et donc de la famille. Il obtiendra ce qu’il est venu chercher : l’ayant entendu, la jeune femme sacrifie son amour et retourne, déchirée, à ses faux plaisirs. Pour interpréter ce rôle vraiment peu sympathique, deux barytons alterneront, Nicola Alaimo et André Heyboer. Un peu plus tard, il éprouvera quelques remords de conscience puis, rendra hommage à l’héroïne juste avant son agonie.
Puis, suite du synopsis, Alfredo n’acceptera pas cette séparation, se sentira humilié car cela ne peut être la “femme légère“ qui quitte son amant, avant de comprendre enfin que c’est son père qui a quémandé la rupture, et de revenir auprès d’elle, mais il est trop tard. La maladie est victorieuse et Violetta s’éteint et de maladie et de passion, un énième “mourir d’aimer“. Ainsi, la courtisane est-elle définitivement réhabilitée par l’amour et par la mort.
Dans la Traviata, on entend bien l’acte d’accusation d’un anticlérical convaincu, parvenu à la célébrité tout en vivant, en plein XIXè siècle, hors des lois du mariage avec sa concubine qu’il épousera seulement en 1859, six ans après la création de l’opéra le 6 mars 1853 à Venise. Non pas comme certains l’écrivent, cette œuvre n’est en rien soumise aux valeurs bourgeoises mais bien plutôt, un hymne échevelé à la liberté. Verdi le révolutionnaire, qui dut ses premières gloires à de véritables chants patriotiques, ne s’y renie nullement. Et, à l’heure où l’Italie se bat pour l’indépendance, il se révolte contre un ordre social sacrifiant l’amour au devoir. Il n’y a qu’à entendre quelles musiques, lourdes et sombres, Verdi attribue au père « garant de l’ordre moral » pour sentir ce qu’il pense des donneurs de leçons et des oiseaux de mauvaise augure. De sa musique, il dira : « Et pourquoi n’ai-je pas le droit de croire que la musique est l’expression de l’amour, de la douleur ? » Celle de ce chef-d’œuvre n’en est que la plus parfaite illustration.
La grandeur du compositeur est bien d’avoir écrit avec noblesse la tragédie d’un sacrifice, d’un sacrifice à l’ordre bourgeois en cours alors, tout en préservant la fraîcheur et la tendresse de ce rêve d’amour qui est jusqu’à la mort, celui de Violetta. D’où le succès de l’ouvrage, un des plus populaires, des plus accessibles, et des mieux accueillis. La reconnaissance sociale par l’amour n’aura pas lieu.
Enfin, n’oublions pas qu’évoquer une femme atteinte de tuberculose, pour Verdi, ce n’était pas rien ; en effet, sa première femme adorée, et ses deux petites filles avaient succombé à ce qui constituait alors un véritable fléau. Quant au jeune Dumas, sa Marguerite n’était nullement une image d’Epinal, mais bien une de ses maîtresses, qu’il avait abandonnée et à qui il se remit à écrire lorsqu’il eut appris sa maladie. Mais la jeune femme en mourut et c’est sous le choc de cette mort, à 23 ans, que l’auteur écrivit son roman. Roman dans lequel il n’eut pas grand-chose à inventer, la vie d’Alphonsine Duplessis ayant été dramatique à souhait : cette fille de concierges qui se fit, pour survivre, marchande de fruits et légumes puis courtisane – et des plus cultivées – jusqu’à devenir la maîtresse de Liszt, n’avait rien à envier à la fiction. Seuls, ses bouquets de camélias sont pure invention. La légende construite par Dumas est en place. Sur sa tombe au cimetière de Montmartre, des inconditionnels la fleurissent toujours. Mais, pas avec des camélias pour celle que la foule a laissée mourir dans la misère et la plus grande solitude.
Michel Grialou
La Traviata • Verdi
du 26 septembre au 07 octobre 2018 • Théâtre du Capitole
Place du Capitole • Toulouse
Pierre Rambert © Julie Guillouzo • Kévin Amiel © Grégoire Camuzet • Polina Pasztircsák © Giancarlo Predelli • André Heyboer © Luc Fauret • George Petrou © akriviadis.gr • Anita Hartig © Shirley Suarez • Airam Hernandez © Coke Riera